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Chronique / Avec Sollers, à Venise


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La liste est longue des écrivains amoureux de Venise.«Les canaux de Venise, écrit Paul Morand, lui, qui n’a cessé d’y revenir entre deux tours du monde, sont noirs comme l’encre; c’est l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrès, de Proust.» Plus près de nous, on peut citer Jean d’Ormesson qui s’y est aussi beaucoup rendu:«Aucune ville au monde, écrit-il, n'est plus littéraire que Venise.» Et bien sûr il y a Philippe Sollers, autre grand amoureux de Venise. En compagnie de qui je vous propose, en ce début d’été, une promenade sur les bords de la Lagune.



Philippe Sollers a souvent raconté sa découverte de Venise. 

«Je me revois, à l’automne 1963, arrivant pour la première fois, de nuit, à Venise. Je viens de Florence, me voici tout à coup sur la place Saint-Marc. La précision de la scène est étonnante: debout, sous les arcades, regardant la basilique à peine éclairée, je laisse tomber mon sac de voyage, ou plutôt il me tombe de la main droite, tant je suis pétrifié et pris. J’entends encore le bruit sourd qu’il fait sur les dalles. Je sais, d’emblée, que je vais passer ma vie à tenter de coïncider avec cet espace ouvert, là, devant moi.» 

A la suite de ce véritable coup de foudre, l’existence même et l’œuvre de Sollers en seront comme bouleversées, sinon transfigurées. Venise va devenir l’un des sujets de prédilection de l’écrivain, qu’il va évoquer dans nombre de ses livres, quand il n’en constitue pas le thème quasi unique. L’un de ses romans ne s’intitule-t-il pas tout simplement La Fête à Venise? Et il va bien sûr consacrer un ouvrage à l’un des Vénitiens les plus fameux, sinon le plus célèbre, Giacomo Casanova (1725-1798). A propos duquel il a l’habitude de rapporter cette anecdote. 

Philippe Sollers à Venise, 2011. Saisie d’écran.

Nous sommes à Paris, à l’Opéra. Comme Casanova, qui accompagne l’ambassadeur de la Sérénissime, se fait remarquer de la marquise de Pompadour, favorite du roi Louis XV, elle lui demande:«Vous venez donc de là-bas? – Non, Madame. – D’où alors?» Et l’insolent libertin de répondre en désignant de l’index le ciel:«De là-haut, Madame. Venise n’est pas là-bas, elle est là-haut.» L’expression fait mouche; on se la répète dans les salons. Du jour au lendemain Casanova est célèbre.

Pourquoi de la part de Philippe Sollers cet amour pour la Cité des Doges? 

Venise est «la ville chérubinique par excellence», explique l’écrivain en introduction à son Dictionnaire amoureux de Venise – il fallait bien ça. «Si l’on n’a pas compris quelque chose dans le tissu de sa propre existence, Venise est la dernière chance pour le saisir et se ressaisir.» Et de fait, depuis cette fameuse nuit, la Cité des Doges occupe dans sa vie une place tout à fait particulière. Aussi importante certainement que la maison familiale du Martray, sur l’Île de Ré, où il séjourne chaque année de longues semaines et où il acheva son premier roman.

Descendant invariablement à la Pensione La Calcina, aux Zattere, Philippe Sollers a beaucoup écrit à Venise. Longtemps aux côtés de Dominique Rollin (1913-2012) dont il fut l’amant – il est le mystérieux personnage de Jim qui traverse presque tous les livres de la romancière. Le couple se retrouvait discrètement deux fois l’an à Venise, la fameuse «ville étrangère» des romans de Rollin. Partageant le même hôtel, écrivant tous deux à journée faite, Sollers dans leur chambre, Rollin sur le ponton s’avançant sur le canal. Ou parfois, pour Sollers, très tôt au Café Florian, avant que la place Saint-Marc ne soit envahie par les cohortes de touristes. «Venise, écrit-t-il comme en écho à cette époque de sa liaison avec Dominique Rollin, est une grande aventure historique. Elle peut être aussi une passion individuelle. C'est le cas ici.»

Il n’y a rien au-delà de l’esthétique

L’œuvre de l’auteur de Femmes n’est à certains égards qu’une conversation sans cesse renouée, reprise avec Venise. Soit qu’il y promène les personnages de ses romans, soit qu’il y évoque les artistes qu’il révère, Giorgione, Véronèse, Tintoret, Titien. Tous immenses peintres vénitiens d’adoption ou qui y sont nés et qui ont fait la gloire de la Sérénissime. Car pour Philippe Sollers, à l’instar de tant d’autres amoureux de l’Italie dont je suis – mais qui, vivant de et par l’art, ne l’est pas? – Venise est par essence, au moins autant que Florence, sinon davantage, la ville de la peinture, de la musique. 

G.B. Tiepolo, L’institution du Rosaire, fresque, 1737-39 (détail) 

Retrouvons l’écrivain dans l’un de ses lieux de prédilection, aux Gesuati, dans le Dorsoduro, à la faveur de l’émission Empreintes que lui avait consacré FR5 en 2011. L’église, dont la façade donne sur le canal de la Giudecca, est fameuse, on ne le sait pas toujours, pour ses fresques exceptionnelles de Giovanni Battista Tiepolo (1696-1770), qui a figuré sur ses voûtes le cycle de Notre-Dame du Rosaire à qui est consacré l’édifice. «La preuve de Dieu est dans l’esthétique, explique Sollers déambulant dans les Gesuati. L’esthétique prouve Dieu. Ce qu’a fait avec un énorme génie l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Et vénitienne.» Et d’ajouter immédiatement: «Il n’y a rien au-delà de l’esthétique.» 

Plus que toutes les autres sans doute, Venise est une ville par essence métaphysique. Qui incite à l’élévation. Elle doit être d’ailleurs regardée depuis les canaux. Depuis un traghetto ou un Riva, les yeux levés vers le ciel qui prolonge les façades des palais. «Venise, dit encore Sollers, est modelée sur un souffle. Au fond, c’est la ville du Saint-Esprit. Tout y parle de corps glorieux, d’allégement, d’ascension.»

Lumière d’hiver sur San Giorgio © RA

C’est sur cette vision presque céleste de Venise que je vous laisse. 

Je prends en effet quelques vacances en attendant de vous retrouver le 19 août. D’ici là, si vous souhaitez prolonger cette promenade au bord de la Lagune, vous pouvez vous rendre au Musée Jenisch à Vevey où l’exposition consacrée à Palézieux qui a beaucoup peint Venise – j’en ai parlé le 3 février – est encore visible jusqu’au 26 juillet. Vous pouvez aussi vous déplacer à Corseaux, à l’Atelier De Grandi, où sont exposées jusqu’au 6 décembre des aquarelles de Venise d’Italo De Grandi (1912-1988).


Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise, Plon, 2004.

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