Chronique / Retour à Manderley
Nous franchîmes le dernier virage et Manderley surgit enfin. Oui, il était bien devant nous, le Manderley que j’attendais, le Manderley de la carte postale d’autrefois. Une bâtisse toute de grâce et de beauté, exquise et sans défaut, plus magnifique encore que je ne l’avais rêvée.» Manderley, l’aristocratique demeure qui sert de cadre à ce chef d’œuvre absolu de la littérature policière qu’est Rebecca de Daphné du Maurier. L’ouvrage le plus célèbre peut-être de la romancière britannique, dont une toute nouvelle traduction est maintenant disponible en édition de poche.
On ne le sait pas toujours ou on l’oublie, l’un des plus grands succès d’Alfred Hitchcock, Les Oiseaux (1963), qui est en même temps l’une des œuvres les plus fameuses de toute l’histoire du cinéma, est tiré d’une nouvelle de Daphné du Maurier. Il s’agit du dernier des trois films adaptés d’un ouvrage de sa compatriote, le premier étant Rebecca – qui valut au réalisateur deux Oscars et neuf nominations! – tourné deux ans à peine après la parution du roman en 1938.
Daphné du Maurier vers 1930 © Wikipédia
Daphné du Maurier a alors 31 ans. Elle n’en est pas à son coup d’essai, elle a déjà publié plusieurs ouvrages qui ont rencontré un succès d’estime, sans plus. L’écrivaine de la famille, c’est sa grande sœur, Angela, et la personnalité connue du grand public, son père, Sir Gerald du Maurier, acteur célèbre. Daphné a effectué une partie de ses études en France, mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est la côte des Cornouailles où la famille a acquis une maison. En 1932, elle a épousé un élégant officier aux Guards, le futur lieutenant-général Sir Frederick «Boy» Browning. En septembre 1944, il sera l’un des commandants de l’opération Market Garden visant à s’emparer de la région d’Arnhem, derrière les lignes allemandes. Il figure sous les traits de Dirk Bogarde dans le film de Richard Attenborough, A Bridge Too Far.
Dirk Bogarde dans A Bridge Too Far, 1977. Saisie d’écran
Pour l’heure, comme toutes les épouses d’officiers, Daphné du Maurier suit son mari au fil de ses affectations. En 1937, la voilà en Egypte où le régiment de «Boy» a été expédié. Entre-temps, elle est revenue quelques mois en Angleterre pour accoucher de leur second enfant. Outre sa famille, elle retrouve ses chères Cornouailles et la maison de Ferryside. Mais il lui faut déjà regagner Alexandrie et c’est sur le bateau qui la ramène en Egypte qu’elle imagine peu à peu la trame de ce qui sera son plus grand succès, le livre qui d’un seul coup va lui apporter la gloire littéraire.
Menabilly, le Manderley du roman de Daphné du Maurier © Coll. part.
Manderley, situé dans le roman près d’Exeter, en bord de mer, s’inspire du manoir de Menabilly, sur la côte sud des Cornouailles, découvert par la romancière en 1928 et qu’elle louera à partir de 1943. La plage, qui joue un si grand rôle dans Rebecca, est celle de Polridmouth. C’est à travers les yeux de la jeune narratrice du roman – qui ne porte ni nom ni prénom – que nous découvrons Manderley. Le maître des lieux, Max de Winter, l’a épousée en secondes noces. Tous deux se sont rencontrés à Monte Carlo où elle était dame de compagnie d’une Américaine revêche. Très vite, ils se sont plu et aussitôt mariés. Mais l’accueil dans ce qui est la nouvelle demeure de la jeune femme est tout sauf chaleureux.
Le visage d'un démon qui exulte
La gouvernante, qui règne sur la domesticité de Manderley, Mme Danvers, se révèle impitoyablement glaciale, faisant bien comprendre à la nouvelle épousée qu’elle est une intruse, qui ne remplacera jamais Rebecca, la «vraie» Madame de Winter, décédée un peu moins d’une année auparavant. Elle s’est noyée tandis qu’elle sortait seule en mer à bord de son voilier. Tous décrivent Rebecca comme une femme exceptionnelle, brillante, d’une extraordinaire beauté, donnant à Manderley des fêtes mémorables courues de tout le voisinage. Comment lutter contre une telle ombre? Une pareille présence, presque palpable? Comment surtout affronter la sourde hostilité que la narratrice rencontre à chaque pas à Manderley? D’autant que Max, malgré son amour, ne l’aide guère, reste mutique.
Lors d’un bal costumé que le couple s’est résolu à donner, la narratrice, sur la suggestion de la gouvernante, choisit de se costumer en s’inspirant de l’un des portraits qui ornent la galerie de Manderley. Mais c’est un piège et les premiers invités en la découvrant ainsi vêtue sont consternés. «Qu’y a-t-il? Qu’est-ce que j’ai fait?» Le costume que la narratrice arbore est celui-là même que portait Rebecca lors du dernier bal peu avant sa disparition. Quand la jeune femme remonte en pleurs dans sa chambre, elle aperçoit quelqu’un qui la guette: «C’était Mme Danvers. Je n’oublierai jamais l’expression de son visage, abjecte, triomphante. Le visage d’un démon qui exulte. Elle se tenait là, et elle me souriait.»
On ne va bien sûr pas tout raconter ni révéler le fin mot de l’énigme. Disons simplement qu’à partir de ce moment, qui correspond à peu près à la moitié du roman, s’opère comme un tournant et les choses se précipitent. Une épave est bientôt retrouvée non loin de la plage bordant le domaine, celle du bateau de Rebecca avec un corps à l’intérieur. Une enquête s’en suivra et peu à peu la terrible vérité se fera jour.
En lisant – ou relisant – aujourd’hui Rebecca, on mesure combien ce roman, son atmosphère lourde, oppressante, a influencé tout une production contemporaine. Un film comme Gosford Park et bien sûr la série Downton Abbey. Charles Carson, qui dirige de main de maître la domesticité des Crawley évoque irrésistiblement Frith, le majordome de Manderley. Mais je pense aussi à une série dessinée, tout à fait remarquable, qui a contribué à renouveler la BD, Une trilogie anglaise de Floc’h et Rivière, mettant en scène une brillante romancière, Olivia Sturgess et son complice Sir Francis Albany, le distingué chroniqueur du Daily Wire. Dans le second album, Le dossier Harding, Blore, le simplet, qui a tout vu du crime, est bien évidemment un double de Ben, autre idiot de village, qui, dans le roman de Daphné du Maurier, n’ignore rien des circonstances de la mort de Rebecca. La romancière fait d’ailleurs l’objet d’une des Chroniques d’Oliver Alban, supposées avoir été écrites à quatre mains par nos deux héros.
Daphné du Maurier, dessin de Floc’h © Les Chroniques d’Oliver Alban, Robert Laffont
«Personne n’abîmerait jamais Manderley. Il reposerait éternellement dans le creux de sa vallée, telle une chose enchantée, gardé par les bois, préservé, protégé, tandis que la mer continuerait à déferler sans relâche sur les petites criques de galets en contrebas.»
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