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Actuel / Anne-Flore Marxer: «La neutralité profite à l'oppression»

Amèle Debey

11 juin 2019

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Championne du monde de snowboard freestyle en 2011, Anne-Flore Marxer a appris à lier ses exploits sportifs avec ses revendications sociales depuis ses débuts. Ulcérée par la différence de traitement et de reconnaissance entre les hommes et les femmes, la Vaudoise a troqué sa casquette de rideuse contre celle de réalisatrice le temps d’un film, «A land shaped by women», qui nous emmène à la découverte du pays le plus égalitaire du monde. Entretien.



Lorsque je prends place dans ce café morgien en face de cette grande blonde incandescente et charismatique qui semble se retenir de bondir de sa chaise pour hurler son ras le bol à la tronche des quelques passants, je sais que l’interview promet d’être mouvementée. Mon interlocutrice, interviewée par la RTS l’avant-veille, n’avait pas apprécié de se faire couper la chique par une Claire Burgy pressée par un timing serré. Anne-Flore Marxer semble lassée que le discours qu’elle profère depuis près de 20 ans maintenant peine à être entendu, pris en compte, considéré.

«Ça a été difficile pendant 17 ans parce que j’étais trop souvent dépeinte comme la rabat-joie, ou comme si je voulais venir voler quelque chose. Mais ce serait tellement beau que les bienfaits du sport apportent autant aux petites filles qu’aux petits garçons», explique cette championne du monde de snowboard de 35 ans.

Et si elle semble à bout aujourd’hui, c’est sûrement parce qu’Anne-Flore Marxer a été témoin de nombreuses inégalités inacceptables tout au long de son parcours. Lorsque les femmes n’étaient pas tout simplement écartées des compétitions, elles touchaient peu ou pas de rétribution. Donc peu ou pas de moyens financiers nécessaires à un entraînement adéquat, à l’achat de matériel, ni même aux frais de déplacement pour se rendre aux compétitions. Le serpent qui se mord la queue, en somme. Lorsqu’elles parvenaient à se déplacer pour relever le challenge, c’était pour se retrouver face à un traitement inégal, puisque les femmes passaient après les hommes sur une neige déjà usée, ou parce que leur course était organisée au moment où avait lieu le podium hommes, détournant ainsi l’attention des médias.

«Quand j’ai commencé le snow, à 18 ans, les femmes n’avaient pas accès aux compétitions de slopestyle, à l’European open, sous prétexte que c’était considéré comme trop dangereux pour la gent féminine par l’organisation des compétitions de freesytle de l’époque, s’agace la Vaudoise. Dans d’autres compétitions, comme le Big Air, le mec qui gagnait repartait avec un voyage à Hawaii et moi, qui gagnais avec un demi-tour de différence – donc rien du tout –, je gagnais un t-shirt ou un sac à dos. J’ai trouvé cela tellement choquant que j’ai fait des pétitions et des articles et j’ai pris part à la discussion autour de la construction de mon sport (...) Le ski et le snowboard, c’est 40% de femmes donc, sur les pistes, ont voit plein de femmes, par contre, au niveau professionnel et dans la structure sportive, tout est dirigé par des hommes et n’offraient aucune possibilités du côté des femmes. Je pense donc avoir participé à l’évolution de mon sport.»

«Les inégalités dans mon sport ont fait de moi la militante que je suis devenue.»

Oscillant entre la fatigue et l’exaspération devant le flegme maladroit et l’esprit critique que je m’évertue à conserver face à l’ouragan Marxer, cette dernière m’explique alors: «A la base, j’étais juste une snowboardeuse qui avait envie de faire du snowboard. Mais dans le contexte de cette structure sportive sexiste, les inégalités dans mon sport ont fait de moi la militante que je suis devenue.»

Avec passablement de difficultés à en placer une, j’ose tout de même quelques questions:

Constates-tu une amélioration?
«Aujourd’hui, les femmes sont intégrées sur les grosses compétitions (comme l’Xtreme de Verbier) ils ont mis du price money, sauf qu’encore à l’heure actuelle le premier homme en ski gagne toujours 8000 dollars; la première femme en snowboard gagne 4000 dollars. Donc on est à 50% de ce que gagnent les hommes, explique Anne-Flore Marxer. L'équipe organisatrice le justifie avec le nombre de participants, alors que c'est elle qui décide des concurrents qu'elle laisse participer dans chacune des catégories. Pour l’organisation, c’est une question réfléchie et assumée. Parce que depuis le temps qu’on leur en parle, ce n’est pas simplement qu’ils n’ont n’y ont jamais pensé.»

En 2011, à la fin de la saison, Swatch et Nissan ont décidé de se positionner en faveur de l’égalité en adaptant les récompenses destinées aux vainqueurs. Selon Anne-Flore Marxer, ces deux marques auraient décidé de cesser leur partenariat avec le Free Ride World Tour depuis. Mais les sponsors ne seraient pas les seuls à pouvoir faire pression sur l’organisation. Les responsables des lieux où se déroulent les compétitions peuvent également exiger des organisateurs de fixer des règles plus égalitaires, comme cela a été le cas en Californie, où WSL (World Surf League) a dû capituler et promettre aux femmes des récompenses équivalentes à celles des hommes afin d’obtenir l’autorisation d’installer leur compétition à San Francisco, selon mon interlocutrice.

Mais puisque l’égalité totale n’est pas encore atteinte, qu’attendent les sponsors pour se positionner davantage?

«L’organisation prend l’argent des sponsors et décide de comment elle le réparti. Dans les compétitions sportives et à tous les niveaux, les budgets sont gérés par des hommes. Puisqu’il y a 40% environ de matériel sportif vendu aux femmes, on peut se demander où va l’argent de ces ventes, parce qu’apparemment il n’est pas réinvesti dans le sport du côté féminin!» 

Tu as l’air de dire que les hommes ne peuvent prendre que des décisions sexistes?
«Ce n’est pas ce que je dis. Je fais un constat. Derrière moi il y a quand même 30 ans de sport et, jusque-là, l’argent issu du matériel destiné aux femmes est investi pour le sport du côté des hommes.»

Ne penses-tu pas que certains dirigeants masculins sont également sensibles à ce souci d’égalité ?

«Bah, j’aimerais bien, mais à ce moment-là, qu’est-ce qu’ils font?!»

Un jour d’octobre 1975, 90% des femmes islandaises se sont mises «en grève», paralysant ainsi le pays afin de réclamer l’égalité des droits et de faire reconnaître leur rôle dans la société. Cette révolte a débouché sur un tas de législations destinées à améliorer la position des femmes, ainsi que sur l’élection de Vigdis Finnbogadottir, la première femme présidente au suffrage universel direct au monde. Elle est restée au pouvoir pendant seize années, qui ont profondément modifié les codes du pays, puisque l’Islande est en tête des Etats les plus égalitaires depuis neuf ans consécutifs.

Alors, est-ce qu’on peut en attendre autant du 14 juin?
«Je suis ravie de voir que les femmes en Suisse se réveillent et réalisent que ça ne changera pas tout seul avec le temps. Si en Suisse on est encore à 18% de différence salariale, si ça n’a pas bougé en 20 ans, il n’y a pas de raison que ça s’améliore tout seul, tambourine Anne-Flore Marxer. Si on veut voir changer les choses, la meilleure façon c’est de participer à la réforme de notre système (…) On a tous un rôle à jouer là-dedans (...) Je salue toutes les femmes et je les encourage à participer à cette journée-là.

Ce qui a marché en Islande, c’est que justement, elles ont toutes participé. Le fait que la société n’ait pas pu tourner ce jour-là lui a permis de réaliser à quel point elle avait besoin de la participation des femmes. On devrait toutes faire la grève, qu’on ait le droit ou pas, qu’on soit rétribuées pour cette journée-là ou pas. Parce qu’on a tout à y gagner!»

Certaines femmes ont l’impression que cette grève est superflue...

«Ça me parait essentiel de comprendre que si on est dans une position privilégiée, en solidarité avec toutes les autres femmes, il est impératif de se soutenir les unes les autres pour faire avancer les choses.

En ne participant pas à ce combat-là, on prend le parti de l’oppresseur, inévitablement. Les inégalités hommes/femmes ne seraient pas les pires des inégalités? Elles touchent quand même 52% de la population! Nous sommes dans une position plus agréable ici, mais comment peut-on imaginer que ça s’améliore à l’étranger alors que nous ne sommes même pas capables d’amener une égalité effective chez nous, quand l’effort est justement moindre?

Il faut comprendre que le silence ou la neutralité profite à l’oppression. Tant qu’on ne fait rien pour s’opposer à une situation inégale, ça conforte l’inégalité. La seule façon de s’y opposer c’est d’amener des réformes et des solutions,» conclut Anne-Flore Marxer.


La bande-annonce du film A land shaped by women:

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