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Chronique / La résurrection des dieux


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Il y a 500 ans cette année disparaissait Léonard de Vinci. Celui que le grand Giorgio Vasari, son premier biographe, qualifiait de «divin artiste», s’éteignait à l’âge de 67 ans le 2 mai 1519 au château du Clos Lucé près d’Amboise. Un anniversaire marqué par de nombreuses manifestations, en Italie, mais aussi en France. En particulier, une exposition annoncée comme exceptionnelle à Paris, à partir du 24 octobre, au Louvre, qui possède cinq des dix-sept tableaux attribués à Léonard. Sans parler des livres et des rééditions, dont celle d’un ouvrage qui eut un immense succès, «Le Roman de Léonard de Vinci» de Dimitri Merejkovski.



Paru en Russie en 1902, sans cesse réédité, notamment en français, le livre de Merejkovski marqua profondément plusieurs générations d’intellectuels. Sa lecture inspira même à Sigmund Freud l’un de ses plus célèbres ouvrages, Un souvenir de Léonard de Vinci (1910). Pour le fondateur de la psychanalyse, la clé de la personnalité de l’artiste italien est à rechercher dans l’un de ses rêves d’enfance que l’on trouve raconté dans le roman de Merejkovski:

«J’étais couché dans mon berceau, un milan est arrivé près de moi et m’ouvrit les lèvres, et à plusieurs reprises y glissa ses plumes comme en signe que toute ma vie je m’occuperais d’ailes.»

Lorsque Merejkovski entreprend la rédaction de son roman, il est déjà un écrivain reconnu. Il est alors l’une des principales figures de ce que l’un de ses amis, le philosophe Nicolas Berdiaev, va baptiser, en référence à «l’Age d’or» pouchkinien, «l’Age d’argent». L’extraordinaire floraison des arts, et tout spécialement de la littérature, que connut la Russie au tournant du XXe siècle avec des écrivains et des poètes tels que Constantin Balmont, Andreï Biély, Alexandre Block.

Le château du Clos Lucé, Amboise ©Coll. part.

Né à Saint-Pétersbourg en 1865, issu de la petite noblesse, Dimitri Merejkovski entame sa carrière littéraire par la poésie et la publication d’un pamphlet contre le réalisme considéré comme le manifeste de la nouvelle littérature. Avec son épouse, la poétesse Zinaïda Hippius (1869-1945), il forme un couple des plus en vue, tenant salon à Saint-Pétersbourg où se bouscule le monde artistique. A l’instar d’autres personnalités du Symbolisme, le romancier est hanté par la question religieuse. Tout comme sa femme, il place de grandes espérances dans les SR, les Socialistes révolutionnaires, et veut croire à la réconciliation entre christianisme et révolution. Proche de Kérenski, futur président du Gouvernement provisoire, tous deux applaudissent à la chute du tsarisme, avant de déchanter. Adversaire farouche des bolchéviques, le couple émigre en 1920 pour se fixer à Paris où l’écrivain décède en 1941, suivi, quatre ans plus tard, par son épouse.

Plus encore que sa suite romanesque consacrée à l’Egypte pharaonique ou à ses ouvrages biographiques (Calvin, Napoléon), l’œuvre qui a fait connaître Merejkovski, d’aucuns le mettant alors sur le même pied que Gorki, c’est son roman dédié à l’artiste italien. Il fait partie d’une trilogie, dont le premier volet intitulé La mort des dieux est consacré à Julien II, dit l’Apostat. L’empereur romain qui promulgua l’édit de tolérance de 361 abrogeant l’interdiction par Constantin des anciens cultes au profit du seul christianisme. Le troisième volet, L’Antéchrist, raconte le conflit entre le tsar Pierre Ier et Alexis, son fils, qu’il finit par faire assassiner. C’est donc entre ces deux ouvrages que prend place Le Roman de Léonard de Vinci, d’abord publié sous le titre La Résurrection des dieux. Le rappeler n’est pas indifférent.

La diablesse blanche

Le livre est avant tout le formidable portrait d’une époque. D’un moment-phare de l’histoire de l’esprit traversé, et c’est le véritable objet du roman, de courants antagonistes. Théâtre d’une âpre lutte opposant zélateurs de l’Antiquité, pour qui elle a représenté l’âge d’or et qu’il s’agit de ressusciter, et tenants d’un christianisme obscurantiste. A l’exemple du moine Savonarole (1452-1498) et sa défense fanatique de la foi qui conduisit à la destruction par le feu – comment ne pas penser à certains événements d’aujourd’hui? – de milliers de livres et de peintures inestimables. Le Roman de Léonard s’ouvre, et ce n’est bien sûr pas sans signification, par la découverte près de Sienne d’un marbre antique représentant Vénus. La scène se déroule de nuit, à la lumière des torches: «La déesse montait lentement. Avec le même sourire que jadis à sa naissance de l’onde, elle sortait des ténèbres de la terre où elle gisait depuis mille ans.» Mais pour ceux qui s’opposent aux fouilles, elle est la «diablesse blanche», l’œuvre de Satan – la statue finira d’ailleurs brisée sous les marteaux d’une foule déchainée. Ce motif de la «diablesse blanche» se retrouve tout au long de roman. Sa vision ne cesse de hanter Giovanni, le moinillon élève de Léonard, tiraillé entre les interdits de l’Eglise et son admiration pour son maître.

Pierre Aubert (1910-1987), La déesse montait lentement… , xylographie pour La Résurrection des dieux (1947) ©Fondation Pierre Aubert. 

Si Léonard est le principal protagoniste du roman, on y croise également d’autres personnalités majeures de son temps. Comme Ludovic Sforza (1452-1508), qui régna sur Milan au milieu d’une cour brillante – c’est à sa requête que Leonard exécuta la fameuse Cène. Ou encore un adolescent timide qui vient présenter au peintre ses dessins.

«Un jour il lui échappa une parole qui surprit, effraya presque Léonard par sa profondeur:

– J’ai remarqué que lorsqu’on peint, on ne doit penser à rien, tout alors se présente mieux.» Léonard finit par lui demander son nom:

– Je suis né à Urbino, répondit le jeune homme avec son caressant sourire. Mon père est le peintre Sanzio. Mon nom, Raphaël.»


Dimitri Merejkovski, Le Roman de Léonard de Vinci, Le livre de Poche, 2018

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