Culture / Lausanne, capitale des livres interdits
A la fin des années 50, dans une capitale romande commençant à vibrionner de plus en plus sur son flanc culturel, le franco-suédois né à Lausanne Nils Andersson va lancer l'aventure de La Cité Editeur, une maison d'édition permettant l'accès pour les Romands à des livres politiques ou de littérature majeurs pour leur temps. L'homme et son entreprise connaîtront une ascension telle qu'ils vont finir par déranger les pouvoirs suisse et français. Andersson sera expulsé en 1967 de son pays de naissance. Entretien avec cet exilé qui se «refera» en Belgique, en Albanie, en Suède puis en France sans avoir jamais rien regretté de ses choix d'éditeur militant très à gauche.
Une rencontre avec Nils Andersson, c'est l'assurance de replonger dans une période terriblement stimulante pour le monde des débats politiques en Suisse romande. Plutôt rare par chez nous, le Lausannois vit aujourd'hui à Paris, il a beaucoup œuvré pour la liberté d'expression, façon hussarde, travaillant le verbe des autres, les écrits révélateurs d'une époque, les vérités qui ne font pas plaisir à lire, en tant que créateur d’une maison d’édition indépendante, La Cité Éditeur. Né en 1957 sur un coup de chance, dans un contexte européen chargé, dans lequel le voisin français tente la force pour dominer des Algériens qui n'en peuvent plus d'être colonisés, La Cité Éditeur va marquer l'histoire de l'édition politique francophone. On y reviendra dans quelques instants. Mais parlons de l'homme Andersson, né en 1933 – comme un symbole politique, car c'est l'année de l'arrivée des Nazis au pouvoir en Allemagne – il se fera un plaisir de mettre en avant ses idéaux, très à gauche, et de débattre sans cesse. Sa vie a, d'ailleurs, été illustrée jusqu'à maintenant par ce parcours cohérent, refusant que la démocratie ne serve surtout qu'à favoriser les Bourgeois et les puissants. Une vie de refus pour ce modèle américain du capitalisme gourmand qui laisse sur le bas-côté de la route ceux qui ne sont pas montés à temps dans la Ford T lancée à vive allure sur les autostrades de la croissance et du «bien-être» consumériste.
Durcissement des comportements
Auteur entre autres de la Mémoire éclatée: de la décolonisation au déclin de l’occident, Nils Andersson a, en acceptant l'invitation du conférencier Matthieu Jaccard au Théâtre de Vidy, début novembre, pu retracer les grandes étapes de sa vie militante et grandement chahutée par les pouvoirs politique français et helvétique. Jaccard, un architecte de formation qui construit des présentations comme des «cadavres exquis» de références littéraires, pamphlétaires, architecturaux a imaginé une conversation dans laquelle les conceptualisations culturelles croisent des thèmes historiques forts comme la décolonisation, dans laquelle émergent des problématiques liées au durcissement des comportements des citoyens et de leurs représentants dans nos nations occidentales anciennes. L'heure est chez lui comme chez Andersson à l'analyse de la violence des discours des extrémistes de l'histoire, le spectateur de la conférence ne peut s'empêcher d'y voir un clin d’œil appuyé aux gouvernements ultra-conservateurs ou populistes actuellement en haut de l'affiche en Europe ainsi qu'au Brésil ou aux Etats-Unis. Et une maison d'édition comme La Cité Éditeur prend alors une place importante dans l'histoire du monde mais aussi dans l'histoire culturelle romande. Comme une parole alternative au tout venant conformiste de l'époque. La création de Nils Andersson et de son comparse Pierre Canova a laissé de bien jolies traces permettant de raconter la Romandie bouillonnante d'idées d'antan et d'expliquer un atavisme à aller chercher dans l'ADN de lieux d'expression théâtre ou d'autres maisons d'édition à la proposition vivace (on pense aux Editions l'Âge d'Homme).
Nils Andersson et Matthieu Jaccard. © 2018 Bon pour la tête / David Glaser
Contre la gangrène nationaliste
Déjà décidé à ne pas laisser les extrémismes gangrener les démocraties telle que sa troisième patrie, la France, Nils Andersson est alors un jeune éditeur de 24 ans quand il part sans le sou dans un projet d'entreprise éditorial spectaculaire, défendant dans le concert chaotique et souvent strident des nations d'après-guerre en pleine reconstruction, un «idéal socialiste» vilipendé, partant à la conquête des Romands dans la diffusion des textes du Théâtre populaire romand (qui a pris exemple sur le Théâtre national populaire de Jean Vilar). Cette présence à Lausanne en 2018 de Nils Andersson tombe donc parfaitement bien, seulement quelques semaines après la réhabilitation par Emmanuel Macron de l'universitaire et membre du parti communiste algérois Maurice Audin, torturé et tué par l'armée française en juin 1957. Son camarade Henri Alleg l'avait d'ailleurs vu diminué, confus, souffrant après avoir reçu un traitement spécial des paramilitaires français quelques jours avant. L'intervention d'Andersson devant le public de sa ville sonne l'entrée dans une époque de durcissement général des régimes démocratiques. Les gouvernements italien, polonais, hongrois ou autrichien ne souhaitent pas maintenir une gouvernance bienveillante vis à vis des immigrés, le discours est stigmatisant quand il n'est pas clairement haineux. Ainsi, la présence de l'éditeur lausannois qui a offert une alternative aux éditeurs français censurés sonne comme un doux flashback dans ces années de paisible culture romande devenant de moins en moins tranquille et docile, accouchant de mille envies de faire bouger le cocotier que ce soit en termes d’édition de livres, de revues ou d’expression d'idées politiques.
Une image romantique
Nils Andersson jouit d’une forme d’admiration romantique de la part des témoins d'époque de ses actes d’édition héroïque, quand la France usait de la censure et que la petite Suisse voisine se positionnait pour rétablir la liberté de publier sans hésiter. Mais il y a aussi une admiration plus relative, car prenant en compte les avis de certains de ces mêmes témoins qui regrettent des comportements durs de la part de militants, sympathisants de la cause marxiste-léniniste comme Andersson, pas spécialement ouverts aux avis des contradicteurs qu’ils soient «Ligue vaudoise» (à droite) ou trostkiste. Qu'Andersson ait été intransigeant face à des concurrents de la doxa communiste - tendance trostkiste – ou contre un journaliste comme Bertil Galland ne fait aucun doute, le Suédois le reconnaît aisément dans l'entretien qui suit. Il reconnaîtra que son contradicteur Galland, qui prit sa défense lors de son expulsion, a eu une attitude très honorable à son endroit.
Commençons par les débuts de La Cité qui doit son existence à plusieurs rencontres décisives. Après avoir frayé un bon bout de chemin avec l’écrivain Jacques Chessex (Nils Andersson avait édité la revue Pays du Lac avec l'auteur vaudois en 1953), c'est avec Pierre Canova qu'il a une idée qui va définitivement lancer son aventure littéraire et politique pour de bon. Celle d’éditer des livres nourrissant le débat d’idées, des livres principalement venus de France, et de les rendre disponibles même si cela déplaît en Suisse. Avec les écrits des Editions de minuit (dirigées par Jérôme Lindon) à Paris, un lien vers la littérature engagée venu du pays voisin se fait tout naturellement. En pleine guerre d’Algérie, la focale va se porter sur un livre de Henri Alleg La Question, retirée de la vente en France car l'écrivain y décrit l’horreur des agissements de l’armée française, torturant ses ressortissants partisans de l’indépendance de l’Algérie. Il en sera beaucoup question dans cet entretien. Retour sur les prémices de cette aventure, une aventure qui est le fruit de rencontres et du hasard.
Le milieu du XXe siècle va voir la scène culturelle se transformer à Lausanne, des débatteurs acharnés trouver des lieux (comme le Café barbare) ou des publications pour exprimer leurs idées. C'est dans ce contexte et en plein centre ville que les revues puis la maison d'édition de Nils Andersson vont être imaginées puis façonnées.
Le Barbare, le Lieu, les intellectuels cohabitaient alors avec des dragueurs et des militants politiques pur jus. Et si sur la place de la Riponne, on vendait encore du bétail au détail, Nils Andersson, fils d’un Suédois et d’un Française sent qu’il y a quelque chose a faire, lui qui se sent suisse mais aussi de l’étranger, donc peu sensible aux dangers d’émettre des idées de par ses choix éditoriaux qui pourraient apparaître subversives, c'est peut-être pour cela qu'il a entrepris de publier malgré les risques de ce faire «détruire».
En 1996, Nils Andersson est expulsé du territoire suisse par les autorités suite aux publications de textes favorables aux combattants algériens, vietnamiens et les pensées de Mao. Il est le premier à publier ce texte en langue française. Il recevra le soutien de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir qui ont signé un appel des Romands Simone Hauert, Fanny Grether et Bernard Liègme. Plus étonnant, Bertil Galland, classé à l'opposé sur le spectre politique, prend sa défense. Le journaliste (lui aussi d'origine suédoise mais les points communs avec Andersson s'arrêtent là) prend en effet la défense de l'éditeur communiste dans un edito de 24 Heures.
Le départ de Suisse va permettre à l'éditeur d'ouvrir un nouveau chapitre dans sa vie, de partir vers la Belgique, la Suède mais aussi l'Albanie au sein de la radio d'état, au département francophone de Radio Tirana.
Le regard de Nils Andersson sur l'économie du marché n'a pas changé. Il y a un capitalisme qui a coûté très cher dans l'histoire de l'humanité. Le règne du plus fort avec les armes pour se faire justice. Une critique que l'on retrouve dans le texte du journaliste du Journal de Genève Walter Weideli dont le texte Un banquier sans visage a été publié à La Cité et qui a été jouée pour les 150 ans de l'entrée de Genève dans la Confédération et qui avait suscité un véritable tollé.
La mise en place de la venue de Nils Andersson a constitué un événement à Vidy, Matthieu Jaccard, l'organisateur, raconte comment les choses se sont mises en place.
Nils Andersson, Mémoire éclatée. De la décolonisation au déclin de l'Occident
Préface de Gérard Chaliand (Editions d'En-Bas)
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