Actuel / «Mon colon, celle que je préfère, c’est la guerre de quatorze-dix-huit»
Bizarre… En ce temps de commémoration, les radios ne passent guère la chanson de Georges Brassens. Le doux provocateur. Il a raison pourtant. La Première Guerre mondiale fut la plus folle. Parce qu’au début personne ne la voulait. Puis tout le monde en a rêvé. Tous s’y sont lancés. Et ce fut une atroce tuerie. Emmanuel Macron et une ribambelle de présidents ont pris des airs pénétrés pour en saluer la mémoire. Mais en ont-ils tiré toutes les leçons? Pas sûr, quoi qu’ils en disent.
D’abord, ce qui choque, dans cette «itinérance mémorielle» — ah! la belle formule! – du président de la République dans l’est de la France, c’est que tout est ramené à l’affrontement France-Allemagne. On ne parle guère des centaines de milliers d’Africains et d’Asiatiques entraînés dans une boucherie qui ne les concernait pas. Peu de mots non plus sur les millions de Russes, de Turcs, de Grecs, de Balkaniques sacrifiés aussi dans la tourmente qui fut réellement mondiale.
La Seconde Guerre mondiale, épouvantable bien sûr, était différente: elle a été voulue par un homme, par une folie. Les autres l’ont subie, menée et ont vaincu. L’engrenage de 14-18 est plus complexe parce que les responsabilités étaient partagées. Toutes sortes de causes s’entremêlèrent. Et ce fut une tragédie commune. Y réfléchir aujourd’hui, alors que les nationalismes montent, alors que des belliqueux de tous poils s’égosillent, cela a du sens.
Macron se donne une belle image en convoquant un «forum de Paris pour la paix». Très bien. Ce serait mieux avec un brin d’autocritique. Rétrospective par rapport à ce passé qui remonte. Par rapport aux politiques nationales d’aujourd’hui souvent peu portées à l’action internationale commune. Certes, le discours du président avait de la tenue. Lorsqu’il rappelle que le nationalisme, c’est la trahison du patriotisme. Lorsqu’il en appelle à la concertation des nations plutôt qu’aux rodomontades. D’ailleurs, Trump ne s’y est pas trompé en boudant la manifestation, filant rendre hommage aux seuls soldats américains tombés en 14-18. Netanyahou s’envolant sous prétexte de tirs à Gaza... Mais franchement, la France est-elle crédible dans son rôle de grande prêtresse de la paix universelle alors qu’elle est la troisième exportatrice d’armes dans le monde? L’a fournisseuse de l’Arabie saoudite empêtrée dans la sordide guerre du Yemen? Beau coup diplomatique, d’accord. Rien de plus.
L’autre hic, c’est que le bon élève de l’Elysée paraît assez nul en histoire. Il commence par se prendre les pieds dans le tapis des hommages aux maréchaux, avec ou sans Pétain, le traître de 1940. Des héros, ces généraux qui, bien à l’abri à l’arrière, envoyaient des millions de pauvres types dans des batailles sans issues et follement meurtrières? Qu’on les oublie dans leurs tombes solennelles! Et que l’on fleurisse plutôt les milliers de monuments qui gardent le nom des morts dans tous les villages.
Et puis, avec le recul d’un siècle, le moment est venu de comprendre comment tout a commencé. L’historien australien-britannique a produit une œuvre capitale qui nous éclaire: Les Somnambules1. Titre génial pour une description minutieuse de la montée du drame, inattendu quelques semaines encore avant son déclenchement. Voulu par une partie seulement des pouvoirs en place. Des généraux allemands qui voulaient en découdre avec la Russie, puissante à l’époque, et avec la France qui songeait à la revanche après la défaite de 1870. Des militaires et des politiciens français de droite qui pensaient dans la foulée en finir avec la montée des socialistes et le succès de leurs revendications (dont l’introduction, ainsi stoppée d’ailleurs, de l’impôt sur le revenu). Des stratèges de l’empire austro-hongrois le regard fixé sur leurs difficultés dans les Balkans. Un empereur de Russie, secoué par les révolutionnaires, de caractère faible et influençable. Des Britanniques fâchés par les prétentions prussiennes à se trouver une part du gâteau colonial…
Toutes ces ambitions, toutes ces craintes, dans l’échauffement des egos, aboutirent à un désir de guerre. Le mécanisme qui échappait en fait aux uns et aux autres se mit en branle pour le pire en quelques jours, en quelques semaines. Tous imaginèrent que le conflit serait court, chacun se croyait la victoire à sa portée. Et ce fut un effroyable enlisement. Puis l’obstination nourrie de l’orgueil. La propagande joua à fond. L’ivresse des drapeaux, des nationalismes, des héroïsmes. Et le sang, et la boue. La misère à l’arrière. Le tout pour la grande joie des fabricants, des marchands d’armes, des profiteurs, des planqués malins.
Nombre de livres ont paru ces derniers temps sur la réalité vécue des populations entraînées dans la guerre. Toutes sortes de documents ont fait surface, des milliers de lettres et de photos. Il en ressort que les combattants, passés les premiers moments d’euphorie, perçurent tôt l’horreur du conflit, les impasses dans les tranchées, les hasardeuses missions offensives aux quatre coins de l’Europe et au-delà. Mais dans tous les camps, l’appareil des pouvoirs était puissant, brutal en cas de velléité rebelle. Un éclairage longtemps refoulé au profit de la mythologie officielle, comme le démontrent l’historien Frédéric Rousseau2 et, en images, son confrère suisse François Wavre3.
Et la guerre dura, dura… Quand elle prit fin, la France fêta la Victoire avec un grand V, sans prendre la mesure du désastre humain qui l’avait ravagée. L’Allemagne, humiliée par la défaite, en finit avec la monarchie, se dirigea vers une république brinquebalante et le terreau du nazisme se mit en place. La Russie bascula dans la révolution bolchévique. L’empire austro-hongrois éclata et il se dessina une nouvelle carte de l’Europe porteuse de bien des dangers. Et la Suisse, demanderez-vous? Certains s’étaient enrichis, notamment les horlogers reconvertis dans l’armement fourni aux divers belligérants, Nestlé aussi qui connut le succès de ses produits préfabriqués vendus aux armées. Mais la population était épuisée par la mobilisation, appauvrie par la hausse des prix. La colère syndicale montait et aboutit à la grève historique de novembre 1918.
Plonger dans ce passé amène toutes sortes de réflexions utiles au présent. Pour autant qu’on le veuille.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Astoria 13.11.2018 | 08h15
«Merci Jacques pour cette clarification avec une seule réserve y’a critique de Macron un peu catégorique. Reconnaissons qu’il fait un travail de mémoire important, avec toutefois tes précisions »
@stef 23.12.2018 | 13h31
«Magnifique rappel d’une histoire que l’on a trop tendance à oublier et à ne pas tenir compte...»