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Chronique

Chronique / Âmes sensibles s'abstenir!


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Bruno Bettelheim m’avait raconté cette blague, plus amère que drôle: deux juifs se rencontrent à Berlin et demandent des nouvelles d’un troisième. Le premier dit: «Il s’est jeté par la fenêtre parce que la Gestapo arrivait chez lui.» Et l’autre répond: «Ma foi, s’il avait trouvé le moyen d’améliorer sa situation....»



Le 13 mars 1990, le jour anniversaire de l’Anschluss, c’est-à-dire de l’entrée des troupes allemandes sur le sol autrichien, Bruno Bettelheim «améliorait» lui aussi sa situation: il était âgé de quatre-vingt-six ans, en excellente santé de surcroît, lorsqu’il s’autoasphyxia en se recouvrant la tête d’un sac plastique. Par une ironie dont le destin a le secret, le médecin qui lui avait promis son aide était mort peu avant lui d’une crise cardiaque. Quand on lui demandait ce qu’il pensait de la vieillesse, Bruno Bettelheim répondait: «N’y arrivez surtout pas!» Mon père en avait fait de même à quatre-vingts ans, lui aussi en parfaite santé, mais persuadé que les plaisirs qui s’éternisent laissent présager le pire. Par chance, son médecin était encore vivant et lui avait offert un dernier cocktail, létal bien sûr.

Bettelheim, tout comme mon père, avait toujours trouvé révoltant que l’homme, non content de tyranniser de tant de manières ses semblables, prétende encore lui disputer le droit de s’affranchir de l’existence. 

Au moment où Bruno Bettelheim met fin à sa vie, un médecin américain à la retraite, le docteur Jack Kevorkian, invente «une machine à se suicider». Le principe est simple: trois flacons à perfusion – une solution saline pour ouvrir les veines, une bouteille de pentothal pour anesthésier le patient, une de potassium qui bloque le cœur. Le médecin injecte la solution saline, mais c’est au patient d’appuyer sur un interrupteur qui libère les deux autres produits. La mort intervient au bout de cinq minutes. Le suicide assisté est né. Le docteur Kevorkian place sa machine dans une camionnette et il aide des malades à mourir. Celui qui devrait être considéré comme un saint est aussitôt traqué comme un hérétique, dépeint comme le charlatan des morgues, le vampire du boulevard des allongés. On en fait un personnage de roman gothique comme si notre société devait encore et toujours être sous la coupe de religieux. Je ne suis jamais parvenu à comprendre qu’une civilisation prétendument évoluée et libérale puisse réserver un tel sort à un homme de bonne volonté dont la vie est admirablement restituée dans le film peu connu de Barry Levinson avec Al Pacino: You don't know Jack (2012).

L’aide au suicide pourrait être conçue dans le même esprit que l’aide à la culture, l’aide à l’art, l’aide au développement: plutôt que de limiter, réglementer, contraindre, elle devrait viser à faciliter, libérer, inventer même.

Avec mon ami Michel Thévoz, j’ai publié en 1992 Un Manifeste pour une mort douce (Éd. Grasset) qui a connu un immense succès au Japon, mais qui a laissé les lecteurs français de glace. Nous y prônions des thanatoriums, des lieux d’accueil où les aspirants à une mort voluptueuse pourraient trouver le décor, l’ambiance et l’accompagnement qu’ils souhaitent, joyeux ou mélancolique, sobre ou luxueux, grave ou décontracté, hip-hop ou wagnérien, bref un peu moins rabat-joie que le style Exit ou Dignitas... l’aide au suicide pourrait être conçue dans le même esprit que l’aide à la culture, l’aide à l’art, l’aide au développement: plutôt que de limiter, réglementer, contraindre, elle devrait viser à faciliter, libérer, inventer même. Après tout, puisqu’on ne peut pas aider les hommes à vivre, aidons-les au moins à mourir! Donnons-leur dès l’école des cours de suicidologie! Et attachons-nous à rendre attrayant au moins ce dernier moment. Avec une note d’humour, comme cette femme, Georgette Agutte, peintre fauve et sculpteur, qui s’est donné la mort le 5 septembre 1922 ã Chamonix, après le suicide de son mari le politicien Marcel Sembat, en laissant ce billet: «Voilà douze heures qu’il est parti. Je suis en retard.»

Sur ce thème, je ne saurais assez conseiller l’essai de Jean Améry: Porter la main sur soi (Éd. Actes-Sud). Jean Améry, né dans l’empire austro-hongrois en 1912, de son vrai nom Hans Maier (germanisation de son nom juif Chaim), se donnera la mort le 17 octobre 1978 à Salzbourg. Il a été frappé par le paradoxe suivant: d’un côté, la froide indifférence de la société envers les hommes; de l’autre, la sollicitude cruelle dont elle les entoure dès lors qu’ils s’apprêtent à quitter volontairement la fédération des vivants. Cela pose, une fois de plus, la question: à qui l’homme appartient-il? À Dieu? À la société? À lui-même? Et si notre liberté passe par la mort volontaire, de quel droit s’y opposer? Certes, la logique vitale nous est prescrite ou, si l’on préfère, elle est programmée dans toutes les réactions de notre vie quotidienne. Elle est d’ailleurs passée dans la langue de tous les jours: «Il faut bien vivre», disent les gens comme pour s’excuser de toutes ces petites misères qui sont leur œuvre. Mais, demande Jean Améry, «faut-il vraiment vivre?» Faut-il vraiment être là, du seul fait qu’on est là? Le suicide est un désaveu, légitime, de la logique vitale. En ce sens, le suicidaire est le seul vrai marginal. Ce qu’il rejette, ce n’est pas uniquement telle ou telle forme d’oppression sociale, comme le contestataire. Ce n’est pas non plus la logique de la procréation, mais bel et bien la logique même de l’existence. À moins qu’il ne parte de l’idée, comme mon ami Roland Topor, qu’un suicide réussi vaut mieux qu’un coït raté....


Un Manifeste pour une mort douce, 1992. (Éd. Grasset)



Porter la main sur soi. Jean Améry. (Éd. Actes-Sud)






VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

7 Commentaires

@contat 03.08.2018 | 09h31

«Entièrement d’accord. »


@Orgétorix 03.08.2018 | 20h04

«J'ai l'impression que l'on sort petit à petit de cet "absolutisme" qui voulait qu'il faille prolonger la vie à tout prix; le prix en l'occurrence étant celui de très graves souffrances physiques et/ou morales. On tend à considérer qu'il faudrait maintenant plutôt remplacer le dicton: "tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir" par "tant qu'il y a de l'espoir, il y a lieu de préserver la vie". En effet, les progrès de la médecine et de la technologie permettent aujourd'hui de prolonger la vie bien au-delà de ce qui était possible dans le passé, même s'il n'y a plus aucun espoir de guérison au bout et que cela entraîne, précisément, de grandes et longues souffrances. Chacun devrait avoir le droit, et la possibilité, de mettre un terme à sa vie s'il estime qu'elle n'a plus réellement de sens et devient trop difficile à supporter. »


@Lagom 04.08.2018 | 15h10

«Votre article tombe sous le bon sens pour le thème principal. Le reste est discutable bien que la liberté personnelle est sacrée. Je soupçonne que certains, parmi les bien-portants, ne supportent pas/plus l'idée de la mort à une date aléatoire, non-déterminée par eux-mêmes et à l'avance. Certains veulent dominer leur vie jusqu'à fixer une date pour partir. C'est triste. A chaque âge ses propres soucis. Il est de la responsabilité des intellectuels tel que vous -même de ne pas appeler les lecteurs à s'enfermer très tôt dans des décisions qui doivent être prises des décennies plus tard. L'intérêt d'une vie est de passer d'une surprise à une autre surtout quand elle sont bonnes.»


@Fandeski 05.08.2018 | 11h00

«Pour moi, le suicide des gens en bonne santé et bénéficiant de toute leur capacité de discernement est le constat, porté jusqu'au désenchantement, si ce n'est jusqu'au dégoût, de s'être trompé toute leur vie.
Ne vaudrait-il pas mieux enseigner aux jeunes que le suicide est la seule solution s'il se trompe lors de leur (future) vie?»


@lys 06.08.2018 | 17h33

«Cette banalisation du suicide est typique de l'individualisme croissant au sein
de notre société. Un risque de dérive: on considérera peut-être un jour qu'il est de très mauvais goût de ne pas se suicider quand on est vieux...»


@Ancetre 07.08.2018 | 16h42

«Vos propos sont si justes qu'on ne peut que s'étonner qu'il y ait tant de résistance au suicide assisté. Mais à la question posée quant aux causes de ce refus il y certainement plus qu'une réponse . Mais depuis qu'un de mes amis a dû se suicider seul, sa famille ayant intenté une action en justice contre Exit, une d'entre elles m'est claire. Ce n'est pas pour protéger celui qui veut partir ou pour une quelconque raison morale mais bien par égoïsme pur, pour qu'il ne soit pas dit qu'on aurait,même passivement, aidé qui que ce soit,fut-Il un parent, à s'en aller sereinement Car ce qui va à l'encontre du politiquement correct doit être combattu avec la dernière vigueur et est autrement plus important que l'amour ou la compassion dont celui qui a décidé de partir aurait besoin »


@SylT 08.08.2018 | 13h17

«Le suicide n'est jamais banal et je ne pense pas qu'il faille redouter une dérive telle que celle décrite par @Lys "on considérera peut-être un jour qu'il est de très mauvais goût de ne pas se suicider quand on est vieux". Comme pour l'avortement, la liberté de choix est essentielle et absolument personnelle.»