Média indocile – nouvelle formule

Culture

Culture / Tous les chemins mènent à l’homme, et bien plus si affinités


PARTAGER

Dans son «Histoire des routes et de ceux qui les ont empruntées», l’écrivain-voyageur anglais Robert Macfarlane nous entraîne dans un périple fascinant à travers l’espace et le temps. Des empreintes humaines du Néolithique aux collines sous surveillance des alentours de Ramallah, «Par les chemins» conjugue savoir et poésie avec une prodigieuse porosité et une limpidité d’expression non moins remarquable.



Le chemin partirait ce jour-là des rayons de livres dévolus aux étonnants voyageurs, assez généreusement représentés dans cette bouquinerie de la petite ville lémanique de Vevey (Suisse du Sud-Ouest) à l’enseigne de L’Imprudence, jouxtant le bistrot au nom aussi évocateur de Bout du monde, et tenue par la libraire Odile Le Désert, je n’invente rien; et comme il ferait chaud comme dans un four à pain, ce jour-là, il y aurait de la neige dans les premières pages du livre qui tracerait le chemin, et sur la neige il y aurait des traces vous faisant penser (le chemin étant fait pour faire penser) qu’il a été emprunté bien avant que vos traces à vous signent le passage de ce jour-là comme à l’autre bout de ce chemin-là, 500 pages plus loin, vos traces rejoindront celles de frères humains (votre sens de l’inclusion vous fait naturellement penser sœurs quand vous parlez de frères) imprimées dans la vase d’un bord de mer il y a au moins 5'000 ans de ça où certaines d’entre elles ont été identifiées comme d’un couple typique de l'époque genre Adam et Eve, d’autres d’une très jeune fille probablement enceinte, d’autres encore d’un lourd auroch dont les traces de ses congénères disparus magnifient toujours les murs de Lascaux, etc.

«La neige était incroyablement lisible»

Robert Macfarlane est peu connu en nos contrées: il l’est en revanche énormément outre-Manche et par delà l’Atlantique où rien que ce livre magnifiquement édité en version française sous le titre de Par les chemins, aux éditions Les Arènes, a été salué dans sa version originale intitulée plus précisément The Old Ways. A Journey on foot, et parue en 2012, a été déclarée «meilleur livre de l’année» par les journaux les plus chics du monde anglo-saxon, du Guardian (dont l’auteur est un collaborateur notoire) à l’Independent, en passant par le Wall Street Journal et l’Observer, le Sunday Times et le non moins prestigieux Times Litterary Supplement, excusez du peu.

Cela pour évoquer l’impact à la fois grand public et «littéraire» d’un ouvrage dont la marche à pied constitue le vecteur principal, qui dépasse à tous égards une plate célébration de la rando sympa. L’on y découvre en effet – et le phénomène est entré dans les mœurs anglaises bien avant les modes actuelles –, le goût de la marche et des longs détours par sentiers et routes «historiques», non seulement sur terre mais de par les mers et même à travers les airs même si l’oiseau ne laisse guère de traces aussi visibles que sur la neige ou le sable… 

La Nature, dans la plus vaste acception du terme incluant l’espace et le temps, est retrouvée ici et parcourue comme un texte immense et merveilleux, mais aussi un palimpseste. En exergue du premier chapitre de Par les chemins (titre faisant référence au Rimbaud à «semelles de vent», soit dit en passant), un fragment de texte de Ralph Waldo Emerson, maître à penser de Thoreau le «philosophe dans les bois», mais aussi d’Annie Dillard, fixe immédiatement les contours et les occurrences d’une démarche amorcée par la marche: «Toutes les choses sont occupées à écrire leur histoire (…) Pas un pied ne foule la neige, ou ne parcourt le sol, qu’il n’imprime, en caractères plus ou moins durables, une carte de sa marche. (…) La terre n’est que memoranda et signatures; et chaque objet est tout couvert d’allusions qui parlent aux intelligents. Dans la nature, cet auto-enregistrement est incessant, et la narration est l’empreinte du sceau».

A préciser alors que les «intelligents» dont parle Emerson ne se bornent pas aux «sachants» imbus de leur savoir mais incluent tous les curieux et les aimants qui marchent en «voyageurs du temps» et ne cessent de s’émerveiller sans donner pour autant dans la niaiserie béate, car l’intelligence du monde suppose une vraie connaissance passant d’abord par les pieds – et Macfarlane vous dira comment chacune et chacun de nous gagne à penser aussi par les jambes et même par les pieds, même si l’on ne parle guère de «pédipulation» équivalant à la «manipulation» commune – et de citer ce grand marcheur parcourant trente-trois miles pendant trente-trois jours et signant ses lettres au moyen d’un tampon rouge figurant les contours de ses deux pieds pourvus d’une paire d’yeux ouverts…    

Pour sa part, Robert Macfarlane est littéralement couvert d’yeux, comme un personnage de légende russe, et d’une porosité qui appelle pour ainsi dire la narration dès que ce soir-là, deux jours avant le solstice d’hiver, la neige l’empêchant de travailler à son bureau, il s’engage à neuf heures, avec une flasque de scotch pour se réchauffer dans l’air glacé, avec «une odeur de métal dans le nez», sur un sentier souvent parcouru mais conservant un «caractère secret» et dont l’argile sous ses pas cède la place à la craie – cette craie qui racontera tant d’histoires sous les pas des lecteurs abasourdis que nous serons sans discontinuer de chemins en chemins: «Chemins de pèlerinage, voies vertes, voies de transhumance, routes des morts, laies, sentes, allées, percées – prononcés rapidement et à voix haute, les noms de chemins deviennent des poèmes ou des rites –, bermes, tortilles, traverses, venelles, cavées, drailles, passages, raidillons» et tu te retrouves sur les sentiers mythiques des bois de ton enfance, avant de te lancer imaginairement sur les chemins de Katmandou de ta jeunesse, ou vous projetez un trek dans les highlands, une virée sur quelque Sentier des Planètes. 

Le formidable inventaire des chemins – routes de la famine irlandaises, routes des ombres et des morts aux Pays-Bas, sentiers de ferme empruntés par le poète japonais Bashô, routes des bisons des prairies américaines, route de glace au Zanskar, etc. – n’a rien de la cartographie désincarnée car Macfarlane ne cesse, dans ses marches ponctuées de côtes cassées (il se crashe en vélo le long d’une antique voie romaine) et d’écorchures diverses, de rencontrer des gens et combien de «belles personnes», tel le poète Edward Thomas, mentor en filigrane de tout son récit et auteur fameux de The Icknield Way, route antique de la craie devenue mythique, etc.

La teneur poétique de Par les chemins, qui n’a rien à voir avec une enjolivure esthétique de salon, atteint finalement une dimension à la fois triviale et sublimée avec la dernière plongée dans le temps opérée par l’auteur, pieds nus comme nos sœurs et frères du Néolithique, dont certaines empreintes ont été conservées dans les couches de limon de Formby Point, au nord de Liverpool, là même où les traces des campeurs actuels seront effacées avant ce soir…

Et d’autres détours, via l’Ukraine et la Palestine

Un autre chemin, ce jour-là, toujours partant de la bouquinerie de dame Le Désert, m’aura fait croiser celui d’un marcheur-philosophe tout à fait dans l’esprit de Macfarlane, par le truchement d’une chaleureuse évocation du slaviste Georges Nivat publiée dans la revue Kometa, nous révélant la figure d’un philosophe non conformiste du XVIIIème ukrainien du nom de Grigori Skovoroda (1722-1794), ignoré de la plupart de nous autres et vénéré dans son pays.

Or ce philosophe errant avec sa flûte, ses poèmes et sa gourde d’eau claire, savant et sage jaloux de son indépendance – il a envoyé promener la grande Catherine de Russie qui l’avait convoqué pour le décorer d'autorité – m’a tout de suite fait penser, dans l’évocation qu’en fait Georges Nivat, au penseur libertaire Thoreau dans sa cabane en forêt, me ramenant alors aux chemins de Macfarlane, au croisement d’une actualité tragique.

De l’Ukraine à Ramallah, dans les collines sous surveillance que parcourt Robert Macfarlane avec un ami, les chemins de la tragédie nous rappellent en effet, hélas, que l’homme n’en finit pas de marcher sur une fine arête entre deux abîmes…


«Par les chemins. Une histoire des routes et de ceux qui les ont empruntées», Robert Macfarlane, traduit de l’anglais par Patrick Hersant, Editions Les Arènes, 517 pages.

«Fabriquer l’oubli», Kometa numéro 3, printemps 2024.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

0 Commentaire

À lire aussi