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Culture / Quand Daniel Maggetti remue la soupe aux mots de sa tribu


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Poursuivant sa quête identitaire personnelle en phase avec l’histoire des siens, autant ici qu’avec l’Histoire à grande hache, le fils de paysan tessinois devenu prosateur romand de premier rang et gardien du temple de notre littérature, retrace l’itinéraire de son aïeul et de sa mère venus d’Italie voisine en Suisse préservée de la guerre, dans un récit à double valeur documentaire et poético-affective, dont la saveur et la musicalité reposent pour beaucoup sur l’art de faire parler les mots.



Une image explicite, simple et belle, illustre et résume la démarche de Daniel Maggetti au terme de son dernier livre, après son retour au village italien de Mura où plongent une partie de ses racines: «Pour rendre hommage à mon grand-père dont je sais qu’il avait le front d’affirmer crânement les choses, vais-je désormais dire à mon tour que ma patrie est là où je suspends mon chaudron à polenta?»

L’image toute concrète, et qu’on évitera d’assimiler à un cliché de folklore «typique», renvoie bien plutôt à un grand travail de cuistot littéraire qui vient de nous servir un pot-au-feu à base de mots-saveurs et de mots-couleurs, de tournures particulières propres à ses personnages pratiquant diverses variantes de la langue italienne ou de ses dialectes, avec des pointes de latin ici et là quand il y a du curé dans l’air – ou plus exactement dans les affaires de ses ouailles dont il surveille un peu tout et parfois même l’attribution des prénoms…

Le «matlosa», c’est l’étranger-du-dehors

«Mais qui c’est pour un?», pourrait dire illico telle commère de chez nous en parler d’ici, à ne pas confondre avec celui d’à côté, à propos de cet individu surgi dans le village avec son air d’«étranger du dehors», comme à la première page de Matlosa l’Eufemia se le demande en avisant deux personnages apparus depuis peu dans les parages qu’elle qualifie aussitôt de «marlosa» en boitant sur le mot approprié de «matlosa», mais «comme que comme» il faut se méfier, même si le syndic du lieu semble garant du droit de ces deux inconnus à séjourner en nos murs au titre de journaliers. 

Une page et le thème est posé, qu’annonce le drôle de titre: Matlosa, comme l’épicière Clorinda sait qu’on le dit, et pas ce «marlosa» proféré par cette pie d’Eufemia, et l’auteur de préciser: «Il faut dire que dans ce coin, on employait le terme pour désigner toute personne dont on ne pouvait pas retracer la généalogie, et entrait dans la catégorie quiconque venait de plus loin que cinquante kilomètres à la ronde».

Sera «matlosa», par conséquent, aux yeux des Tessinois de souche (ici à Verscio, sur les hauts de Locarno) ce Cecchino venu au monde à Mura, dans la province de Brescia, le jour de la saint Valentin de 1883, dixième enfant de Pietro et Maddalena, et voué de naissance à l’apprentissage du métier de charbonnier (à Mura les habitants, qu’on appelle les striu, les sorciers, parlent plus précisément de carbonatt), et «matlosa» sera sa femme Rosa pour d’autres raisons, comme le sera leur fille Irma quand celle-ci émigrera à son tour en Suisse – et comment ne pas considérer que Daniel Maggetti est lui-même «matlosa» tout en amorçant à tâtons la généalogie de son grand-père maternel Cecchino, du clan des «Bologne», de sa grand-mère Rosa de père inconnu (donc matlosa de naissance) et de sa mère Irma jamais tout à fait guérie de l’arrachement à la terre lombarde de son heureuse enfance… 

L’identité au bout de la langue

Les helvétistes distingués imbus de la spécificité essentielle de la suissitude, auront sans doute frémi d’indignation en lisant naguère tel article du professeur Maggetti parlant de «bricolage identitaire» à propos de leur idéologie, mais c’est en écrivain que l’auteur de Matlosa nous en dit beaucoup plus aujourd’hui dans son enquête romanesque littéralement truffée d’italien de cuisine montagnarde et autres formules d’antique sagesse populaire.

Le premier raout documentaire de son récit, consacré à l’apprentissage du petit charbonnier (le gnaro du clan) évoque ainsi, à fleur de langue, les conditions de vie des charbonniers confinés à l’écart dans leur baita (cabane) forestière à proximité de laquelle après l’abattage des arbres, ils construiront la fameuse meule, dite pouiat, dont on voit d’ailleurs le cône sur la photo de couverture du livre; et l’on apprend dans la foulée que les «artisans du feu», selon la règle de cinq, devront traiter trente quintaux de bois pour obtenir six quintaux de charbon. Or nous verrons aussi, plus tard comment le petit Cecchino devenu grand devient «matlosa» rejeté par ses pairs…

L’identité n’est pas qu’un sujet de débats pour littérateurs subventionnés: c’est de la chair en quête de verbe et du langage incarné. De la sociologie dramatique aussi, avec la découverte des enfants abandonnés et souvent morts faute de soins (des pages aussi documentées qu’émouvantes relatives aux «boîtes à bébés» et autres orphelinats), et de la politique dès l’apparition d’un certain Mussolini très prisé dans les hautes vallées – mais Cecchino n’est pas plus sûr de sa cause que Maggetti ne l’est de la franche opposition de son aïeul.

Et là aussi est l’intérêt de ce récit plein de suppositions qu’enrichira plus tard le témoignage de la mère: dans les constantes hésitations et réserves du narrateur soucieux de vérité. 

Si l’identité se bricole, cela passe par le choix de ce qu’un Simenon (ou un Ramuz à sa façon) appelait les mots-matière, et cela implique autant de rigueur «scientifique» chez le mémorialiste fouineur d’archives (le dottor Maggetti s’y emploie parfois sous la surveillance sourcilleuse des curés…) que de talent dans ses pennelate (ses coups de pinceaux d’après nature) et la poésie de ses évocations, notamment dans les pages que Daniel Maggetti consacre à sa dernière visite au pays cher à sa mère – patrie-matrie de fratries en bisbilles…

«Le poète est celui qui unit», écrivait Pierre Jean Jouve, et telle est enfin la qualité majeure, et la beauté de Matlosa, contre divisions et exclusions – les pages sidérantes ou l’on voit même les Tessinois ostraciser leurs cousins italiens classés «matlosa» – dans le doux murmure débonnaire du «cantiamo sottovoce» cher à l’aïeul artisan du feu…


«Matlosa», Daniel Maggetti, Editions Zoé, 136 pages.

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