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Culture / Lire «Vivre», de Boualem Sansal, participe de sa libération


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L’arrestation du grand écrivain algérien, le 16 novembre dernier à Alger, relève à la fois de l’infamie et de la logique d’Etat, s’agissant d’un opposant déclaré plus virulent même qu’un Salman Rushdie. Mais comment enfermer ses livres? Et que pèsent les décisions de mafieux gouvernementaux dans la balance des destinées universelles? Ces questions sont abordées, avec faconde et malice, dans le dernier roman du plus voltairien des auteurs contemporains.



Comment Boualem Sansal se porte-t-il ce matin? Que ressent-il dans sa cellule ou sa chambre de la section pénitentiaire de l’hôpital algérois où il se trouve confiné à ce qu’on sait? Est-il vrai qu’il aurait apprécié le fait de ne pas être maltraité? Est-il vrai qu’il aurait affirmé ces derniers temps qu’il en avait assez de vivre? Et que voit-il par la fenêtre, si tant est que les murs qui l'enferment soient pourvus de la moindre ouverture? S’inquiète-t-il de son sort autant que ses proches, amis et lecteurs, ou prend-il les choses avec détachement, comme l’écrivain-visionnaire, à la fin de Vivre, son dernier roman, incite ses lecteurs à considérer les choses à distance: l’univers incommensurable en général et notre destinée personnelle en particulier ?

Telles étaient les questions confuses que je me posais ce matin, après avoir achevé hier soir la lecture annotée de Vivre et avant de reprendre celle de La Vie dans l’univers du physicien rebelle Freeman Dyson (lequel a été délivré de la pesanteur terrestre en 2020) dont certains thèmes se retrouvent dans le roman de Sansal, à commencer par la situation de l’infime créature humaine dans l’immensité des galaxies, l’origine de la vie et ses fins dernières, l’importance de la biotechnologie au XXe siècle et nos relations avec d’éventuelles présences extraterrestres, etc.

Le dernier chapitre de La Vie dans l’univers est le plus surprenant, auquel je reviens ce matin pour la 42e fois (l’importance du nombre 42 est d’ailleurs relevée par le narrateur matheux de Vivre ), et qui postule la nécessité prochaine, pour l’humanité, de (ré)concilier son penchant religieux et les savoirs de la Science, avec un aperçu du goût de ce scientifique de haut vol pour les échappées imaginaires de quelques auteurs de science-fiction, où Sansal aurait sans doute sa place aujourd’hui.

Une intrigue interstellaire

Boualem Sansal ennemi de la religion, au prétexte qu’il y aurait chez lui du Voltaire algérien? Mais pas du tout : maintes fois, en effet, l’auteur du redoutable 2084 l’a répété: ce n’est pas à l’islam qu’il en veut, mais à l’islamisme et à l’instrumentalisation sociale et politique du «message» musulman, comparable à l’instrumentalisation faite par tous les fanatiques césaro-papistes des confessions diverses, etc.

Freeman Dyson rend hommage à l’auteure de science-fiction Madeleine L'Engle, très prisée des enfants et des ados anglo-saxons (elle a écrit une trentaine de romans les visant en priorité) et qui accorde, en chrétienne atypique, plus d’importance aux scientifiques qu’aux théologiens, coupables, selon elle, de limiter la notion de Dieu alors que «les scientifiques, avec leurs questions, avec leur émerveillement face à la gloire de l’Univers», l’ont aidée dans sa quête de méditation et de contemplation, tant il est vrai que les spécialistes de biologie cellulaire ou d'astrophysique traitent de la nature de l'existence même au fil de questions d’ordre théologique: «quelle est la nature du temps? De la création? De la vie? Qu’est-ce que la créativité humaine? Quelle est notre part dans l’œuvre de Dieu?», etc.

Le nom de Dieu, dans le roman de Boualem Sansal, est repris du «point de vue de Sirius», si l’on peut dire, car le personnage «médiateur» de l’intrigue interstellaire, identifié sous le nom de l’Entité par le narrateur (prof de maths en rupture d’activités universitaires, quadra typique des quadras mâles blancs occidentaux super-éduqués du début du XXIe siècle, dont la compagne Nelly prof de français en zone urbaine sensible combat la décadence de l’enseignement en farouche syndicaliste), n’est elle-même qu’une instance secondaire de la grande horlogerie universelle à peine perturbée, à la fin du roman de Boualem Sansal, par le fracas «provincial» d’une troisième guerre nucléaire dévastant la planète Terre avant sa destruction par effet collatéral «naturel»…

Comme une fable SF pour ados de tous les âges…

Vous allez vous amuser, sûrement, en lisant le dernier roman de Boualem Sansal. Vous allez vous retrouver en vos jeunes années, quand vous vous interrogiez, graves filles et garçons, sur la place de l’homme dans l’Univers, le mystère de son origine et de ses fins dernières, l’éventualité de présences cousines dans les galaxies poches ou lointaines, enfin tout le branlebas de questions relevant de la religion, de la philosophie, de la métaphysique ou de la science-fiction.

Si celle-ci a été «votre truc» entre 13 et 33 ans, soit par les livres de Bradbury et d’Asimov, soit par le cinéma avec Spielberg et autres odyssées de l’espace, vous vous retrouverez  en pays de connaissance avec la partie explicitement conjecturale et truffée de trouvailles épatantes de Vivre, schématique à souhait et «limite» naïve quoique frisant le comique burlesque à la Monty Python dans son arborescence «scientifique», avant que le roman, apparemment tout différent des autres ouvrages de Boualem Sansal, ne vous ramène au cœur des préoccupations actuelles de l’écrivain: inquiétudes sociétales (fanatisme religieux et wokisme au menu)  et chocs entre cultures et continents,  monde en pleine bascule géopolitique et troisième guerre mondiale redoutée, fin des haricots et fuite sur Mars dans la fusée des Musk Brothers & Co, etc.

Or je lis plus précisément, dans Vivre, que «les gouvernements n’ont jamais d’autre but que de satisfaire l’appétit insatiable des oligarchies et des camarillas qui les constituent»; et tout à l’heure je lisais ces lignes qui sont comme le «pitch» de ce formidable récit se jouant des codes «populaires» de la SF pour développer une réflexion voltairienne sur l’état actuel de nos sociétés et les hantises et autres fantasmes de survie de nos semblables divers: «Une entité de l’espace vous contacte télépathiquement pour vous annoncer que la Terre va disparaître, frappée par un phénomène naturel, est-il précisé, et qu’il vous incombe personnellement de désigner ceux qui seront sauvés. Elle met à votre disposition un vaisseau qui peut emporter trois milliards de passagers, sur les huit que compte la planète. En les tassant, en les affamant un peu, vous prendrez peut-être un milliard de plus. Messieurs les religieux, nous voulons apprendre de vous. La question est celle-ci: que ferez-vous?» Quelqu’un devait commencer par lancer la discussion, ce fut l’imam. Je m’y attendais, c’est un corps d’élite, les imams, toujours prêts à bondir et à rendre service, comme les scouts »...

Un hymne insolent à la vie libre !

Sacré Boualem, qui fait passer le salut des Terriens par le truchement de la connexion onirique – et quel régal panaché que la suite des réponses de l’imam, du rabbin, du curé et de l’hindouiste vegan, quelle fiesta d’ironie sagace et de lucidité débonnaire quoique sans illusion, aboutissant à une conclusion d’un surprenant optimisme, à savoir que «l’avenir appartient aux gens de bien», ce que Sansal commente tranquillement (je l’imagine plutôt tranquille, ce matin, dans sa réclusion), en ces termes: «Tiens, je crois que c’est ça la bonne définition de cet objet non identifié qu’est l’humanité, que je cherche depuis des années, L’humanité, ce sont ces gens de bien qui, vaille que vaille, assurent le service de la vie»…

Aussi bien ne me fais-je pas trop de souci, malgré tout, pour ce cher homme dont la force morale, l’intelligence et l’immense savoir «humain», modulés dans ses livres si variés de forme – jusqu’à ce roman d’anticipation parodiant joyeusement la littérature conjecturale pour ados de tous les âges – me font penser qu’il vit son incarcération actuelle, par les morts-vivants du pouvoir, comme une péripétie parmi d’autres, mais combien révélatrice pour nous qui en découvrons les effets de solidarité massive autant que les retombées de haine et d’abjection.

Vivre, oui, et d’abord lire ce livre tonique, hymne insolent et généreux à la vie libre (!) au lieu de radoter dans le vide des idéologies «divinement» meurtrières. Boualem Sansal sera-t-il libre à Noël? C’est évidemment à espérer, même si cette fête d’«infidèles» tourne au marché de pacotille. Et les Terriens méritent-ils d’ailleurs d’être sauvés! Salut le mystère!


Boualem Sansal. Vivre. Le compte à rebours. Gallimard, 2024, 233p.

Freeman J. Dyson. La vie dans l’univers. Réflexions d’un physicien. Gallimard, Bibliothèques des sciences humaines, 2009. 255p.


Entretien avec Boualem Sansal, en 2006

 (paru dans le quotidien 24 heures le 9 mai 2006)

Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après Le serment des barbares (1999), L’enfant fou de l’arbre creux (2000) et Dis-moi le paradis (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a «mal à l’Algérie» adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée Poste restante: Alger, d’un courage civique impressionnant. Nous avions rencontré l’auteur après cette parution...

Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie?

Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.

Quelle a été votre éducation personnelle?

Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de «beaux parleurs», comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.

Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir?

Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.

En avez-vous un exemple?

Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Égypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.

Comment en êtes-vous venu au roman?

Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.

Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque?

Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme Harraga relève d’une réalité vécue.

Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…

Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.

Pensez-vous être entendu? Et menacé?

On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. Mais vous savez : un voyou payé peut me descendre demain de façon anonyme, surtout dans le contexte actuel où, comme je vous le disais, l’islamisme radical repique de plus belle…

 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Bob28 06.12.2024 | 08h53

«Merci de m'offrir une vue panoramique ultra documentée sur Boualem Sansal. J'aurais préféré pourtant une lucarne sur "vivre" pour avoir envie de le lire. Votre brillant reflet le confine en effet dans le petit club des universitaires - prompt lui aussi à devenir autoritaire.
L'Epée Jean-Jacques »


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