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Culture / Le chant du monde selon Hodler et la griffe de Vallotton


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A voir absolument ces jours en nos régions: deux expositions denses de contenu et de haute volée qualitative, consacrées respectivement à Ferdinand Hodler et quelques «proches», et à Felix Vallotton graveur sur bois. Où la pure peinture et le génie plastique subliment, pour le meilleur, toute forme d’idéologie esthétique ou nationale…



Fraîcheur de l’Art! Bonheur de ces regards à un siècle de distance. Permanence de la beauté en phase immédiate avec la Nature mais au-delà de la copie servile (merci Cézanne), voire de la représentation, le dernier Hodler touchant quasi à l’abstraction lyrique, et Vallotton ne le lui cédant guère. Or voici l’occasion, en même temps que le terrible Bacon chez Gianadda (ce sera pour une autre fois), de découvrir deux ensembles de peintures, gravures et dessins illustrant à la fois le génie particulier de deux artistes de haute volée et de leurs «alliés» éventuels, explicitement convoqués au Musée d’art de Pully, avec cinq artistes présents «autour» de Hodler (à savoir le quintet d’artistes connus que forment Cuno Amiet, Alice Bailly, Giovanni Giacometti, Félix Vallotton et Casimir Reymond, auxquels s’ajoutent les noms d’Anna Haller, Eduard Boss et Raymond Buchs) et non moins présents implicitement dans la collection du Musée Jenisch, notamment avec un François Bocion.

Cela pour les consonances multiples souvent révélatrices, et parfois pour les contrastes jusqu’au couac «conceptuel» (on a cru malin de placer une toile absolument blanche d’Alain Huck dans la salle dévolue aux bois gravés de Vallotton), à savourer librement ou à rapporter à tel ou tel «débat» sur la suissitude de l’art suisse, l’apport de la vision paralléliste appariant (selon le Hodler grave de La Mission de l’artiste) l’harmonie des compositions à celle du monde mondial, ou le transit de la représentation historico-symboliste à toutes les ruptures du tournant du XXe siècle, etc.

La visite d’expo, mode d’emploi…

Il fut un temps où visiter un musée ou «se faire une galerie» relevait de la démarche simple consistant simplement à marcher posément de toile en toile et d’apprécier plus ou moins, point. Or l’exercice, conformément au sérieux de notre époque et à la prolifération des spécialistes et autres fonctionnaires de la culture attitrés qu’il faut bien occuper, s’est considérablement développé au point que certaines institutions − et le charmant musée pulliéran en offre un bel exemple −, vous proposent désormais des visites «augmentées» où la rigueur documentaire le dispute à un véritable «coaching» engageant l’esprit du temps «en immersion». C’est ainsi que, ces jours, notre fameux Ferdinand national sera l’objet de moult «ateliers et événements», à commencer par une table ronde sur la question serpent de mer de l’existence de l’art suisse (qui n’existe pas prétendait ce malotru de Michel Thévoz, alors que Ramuz déniait toute existence à une supposée littérature suisse), un brunch convivial de «finissage» et une «slow visit» méditative sous la férule d’une thérapeute somatique, une visite lunch avec «lunch bag» et nous en passons – décidément too much

Mais l’essentiel demeure, et le mérite certain de la petite équipe des «concepteurs» est d’offrir, avec un guide imprimé d’excellente tenue, la découverte, sur deux étages, d’une belle série de toiles de l’«icône nationale» dont la suite chronologique fait alterner les thèmes «typiquement suisses» du guerrier à la flamberge ou du solide bûcheron − aux figures héroïques desquelles font écho les titans d’un Erich Hermès, entre autres représentations fortement marquées par la «littérature» d’époque datée à nos yeux, mais on verra que l’essentiel de l’expo vaut par la peinture, alors que la contribution des «littéraires», à savoir de Ramuz et de ses amis, se concrétise magnifiquement ici par un facsimilé de la revue Aujourd’hui gracieusement offert au visiteur – «very smart», les gars – dans lequel on trouvera, sur les deux premières pages, des réflexions d’Hodler lui-même qui rappellent les propos sur l’art d’un Cézanne. Ainsi: «Autre chose est la nature, autre chose la nature vue». Ou cela: «L’art n’est pas un moyen de plaisir, mais une condition de la vie». Ou encore: «Si l’art ne produit pas du sang, il le fait circuler». Deux pleines pages où la question du parallélisme est détaillée avec finesse, après lesquelles Adrien Bovy se livre à une magistrale introduction du peintre (mort treize ans auparavant), Maurice Barraud à de fines observations («N’est-il pas le premier qui fit des Alpes autre chose que de l’alpestre?»), Ramuz livrant pour sa part un Souvenir avec révérence devant la «grandeur» de l’individu découverte à une première exposition genevoise, et vingt-deux peintres de l’époque, (du très beau linge, avec Chavaz et Amiet, Cingria et Chinet, notamment) répondant à une enquête absolument inimaginable aujourd’hui – ce précieux document témoignant bonnement de la disparition d’une société…

Or celle-ci, au musée pulliéran, revit et au gré de maintes nuances et variantes, opposant à la grandeur «nationale» du géant, dont Ramuz rappelait les failles, ce qu’il y a de plus durablement personnel et génial dans son art et qui tient (notamment) à quelques arbres en «portraits» et quelques majestueux tas de pierre colorés, comme les œuvres réunies autour de lui modulent le chant du monde par la seule peinture, au-delà de toute idéologie…

Vallotton à sa pointe, Jaccottet et compagnie…

La question se pose ensuite en passant du musée pulliéran au plus que centenaire Musée Jenisch de Vevey: l’idéologie est-elle compatible avec l’art ou la poésie, le prétexte de la réflexion  se trouvant le retour à l’œuvre gravé de Félix Vallotton, relevant en partie du dessin de presse, avec un clin d’œil au passage aux «peintres de Philippe Jaccottet», et à la poésie de celui-ci?

Plus précisément, s’agissant de Vallotton: ses bois gravés parfois polémiques, contre la guerre ou la violence, qu’on pourrait dire d’un pacifiste, tiennent-ils «le coup», selon l’expression qu’il utilise lui-même dans son Journal, autant que ses natures mortes ou ses femmes nues? Eh bien, précisément, la lecture attentive de ce fameux Journal «de guerre», couvrant les années 1914 à 1921, nous en dit plus long à ce propos, notamment quand il se demande «et que pèsent quelques barbouillages contre la ruée allemande?» et qu’il multiplie les observations, parallèles en somme à celles d’un Marcel Proust à la même époque, sur les horreurs quotidiennes, dont il suit très attentivement les péripéties, et les «grotesques» de l’arrière, pas moins désolants que les commentaires actuels de nos médias relatifs aux massacres divers en cours détaillés par autant d’experts autoproclamés.

Mais Vallotton idéologue? Nullement! Témoin hypersensible, le quinqua amoureux de la France ne cesse de filtrer sa colère et sa révolte par le raccourci du trait et des formes dont la densité synthétique est celle de poèmes visuels. A Pully, un arbre solitaire traduit la vision singulière du peintre, tandis qu’à Vevey s’exprime, en artiste, l’humaniste regrettant de ne pas avoir rejoint le front (où il fit cependant une incursion mémorable, dont procède son formidable Verdun), le témoin public de la tragédie collective, aussi dense dans sa vision sociale qu’il peut l’être à l’intime.    

Quant à l’idéologie, implicite dans les «ismes» de l’époque, elle est tout à fait absente, aussi dans la salle réservée aux peintres prisés par Philippe Jaccottet, tels Morandi ou Hesselbarth, Chagall ou Gérard de Palézieux. de même que le poète y aura toujours échappé, à l’opposé d’un Aragon célébrant Staline ou d’un Dante Alighieri au top du top de la poésie universelle, accordant son «doux style» à la célébration du césaro-papisme et autres «icônes» de l’idéologie politico-religieuse, avec autant de «terzine» qui tiennent le coup – comme quoi, etc.    


«Hodler, un modèle pour la Suisse», Musée d’art de Pully, jusqu’au 25 mai 2025. 

«Félix Vallotton. Un hommage» et  «Philippe Jaccottet et ses peintres», Musée Jenisch, Vevey, jusqu’au 25 mai 2025

«Journal 1914-1921», Félix Vallotton, La Bibliothèque des arts, 1975.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@JNSPQM99 28.03.2025 | 21h21

«Merci pour ces présentations!»


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