Culture / Du cinéma d’Ulrich Seidl émane l’atroce beauté du vrai
Présenté ces jours à la Berlinale, le dernier film du réalisateur autrichien, intitulé «Rimini», s’inscrit sans la moindre concession dans la fresque réaliste à la fois dure et tendre, d'une œuvre souvent taxée de tristesse au motif qu’elle se refuse d’enjoliver la réalité, et qui montre la vie des gens sans les moquer ni les flatter.
Une étrange beauté, à la fois déchirante et grotesque, se dégage immédiatement de la première séquence d’une trilogie au titre semblant provocateur de Paradis, où l’on voit un groupe de trisomiques hilares et vociférants tournoyer sur un plateau d’autos-tamponneuses, sous le regard de leur accompagnante, blonde quinquagénaire joliment enveloppée qui leur lance moult recommandations avant de déclarer la fiesta finie…
La scène est du pur Seidl, d’un baroquisme coloré très maîtrisé quant à l’image – le décor de fond du Luna Park représente un paysage idyllique d’île à cocotiers –, mais sans le moindre esthétisme complaisant au demeurant.
Ce premier film de la trilogie s’intitule Amour, il relate ensuite le «safari» sexuel de la blonde quinqua dans un pays africain dont les scènes «gênantes» seront à l’image exacte de ce qu’est cette espèce de nouvel esclavage «soft» que représente le tourisme de l’amour «hard» tarifé, avec des images de la même étrange beauté.
Richie Bravo ou le kitsch de nos vies
Selon les codes esthétiques de la conformité publicitaire à dominante «glamour», ou selon ceux de la mentalité «positive», les films d’Ulrich Seidl ne peuvent qu’être taxés de «tristesse» ou de vision «sordide», et c’est d’ailleurs ces termes qu’on retrouve, dans certaines critiques, à propos de Rimini, dont le protagoniste incarne la parfaite image du crooner tocard à long tifs filasses et bagouzes, costume de scène de faux lamé et pompes dorées, sous le pseudo ridicule de Richie Bravo.
Bien entendu, il y a quelque chose d’apparemment «triste» dans l’apparition de ce cheval de retour au milieu de ses groupies aux cheveux blancs, comme serait «triste» la visite d’un Johnny en chaise roulante dans un EHPAD, et d’autant plus que le réalisateur ne se moque pas plus qu’il ne dénonce. Simplement: il montre.
Il montre un chanteur de charme, genre crooner barjo de province autrichienne, qui a fait rêver ces dames comme le seul nom de Rimini a fait rêver des générations de vacanciers impatients de s’aligner sous les parasols; et le cliché de la Dolce Vita qu’il évoque est indéfiniment recyclable, de Rimini à Benidorm ou de Marbella aux quais de Montreux…
Vous croyez que Richie Bravo ne concerne que les autres? Vous êtes jeune et ne pensez pas qu’il y ait le moindre rapport entre cette vieille peau et Justin Bieber ou Orelsan? Vous êtes «grave éduqué» et pensez que le sort de ce raté flottant dans la nostalgie hors-saison n’est qu’une dérisoire image du kitsch absolu à connotation populiste? Et pourtant, ne ressentez-vous pas comme un malaise devant ces images hivernales de Rimini? Et les histoires que raconte Ulrich Seidl ne vous rappellent-elles pas quelque chose, qui que vous soyez?
Le «trop humain» sous les fards
Dans Rimini, qui vous rappellera peut-être les Vitelloni de Fellini par ses images de bord de mer embrumé, Ulrich Seidl raconte plusieurs histoires en une, comme il en raconte plusieurs dans Import/Export, évoquant les tribulations d’une brave infirmière quittant l’Ukraine post-communiste pour se retrouver en Autriche post-nazie, entre autres sœurs et frères humains.
En débarquant un jour en Autriche, la soignante blonde d’Import/Export, «sœur» évidente de la blonde accompagnante de trisomiques déjà citée, retrouve une amie qui s’exhibe dans un studio érotique en ligne, et lui propose de lui prêter son baby doll pour se faire un peu de thune devant sa webcam, et là encore il y a comme un malaise du fait que le ridicule de la scène vous rappelle quelque chose...
Cette obscénité très ordinaire, devant laquelle la blonde soignante se rebiffe, comme sa non moins blonde «sœur» se rebiffera quand un jeune Africain s’efforcera de réaliser ses fantasmes en l’appelant «Mama», dans la trilogie Paradis, n’est-elle pas celle aussi de notre vie, de votre vie à toutes et à tous dans le bordélique hospice occidental aux dehors si rassurants malgré les migrants mal élevés et les mendiants harcelants – d’ailleurs présents à Rimini…?
Et si cet affreux Seidl ne faisait que montrer la vérité sous les fards. Et si, scandale, à cette vérité était associée une sorte de beauté – et s’il y avait de la bonté dans cette façon de percevoir ce qu’il y a de touchant dans ce «trop humain»?
Ainsi le cher Richie Bravo, dans Rimini, qui rêve de se «refaire» entre un père grabataire qu’il pille et une fille qui s’impatiente de lui faire payer ses dettes, a-t-il quelque chose de finalement touchant, dans l’atroce de sa vie de minable, comme est touchant le vieil acteur suédois Björn Andrésem qui, à quatorze ans, sous les traits du Tadzio de La Mort à Venise, était déclaré «le plus beau garçon du monde» par Luchino Visconti – autre cliché décapé de son faux brillant par le visage émouvant du sexagénaire…
Parce qu'il y a beauté et beauté
Est-ce faire preuve de morbidité glauque que de trouver de la beauté dans les films d’Ulrich Seidel? Je ne le crois pas du tout, au contraire: il me semble que c’est manifester autant de liberté d’esprit que de santé. Seidl montre ce qui est, comme c'est, mais en dépassant la tautologie d'un certain cinéma-vérité par le jeu de ses cadrages et de ses couleurs. Autant dire que sa vérité est pensée et (re)composée, quoique se gardant de tout point de vue idéologique, politique ou religieux, explicite, proche en cela du regard d'un Anton Tchekhov sur la pauvre humanité. Comme le grand Russe, l’auteur de Rimini et de Paradis, ou du terrible Amours bestiales, consacré aux relations entre humains et animaux de compagnie, ne noircit pas le tableau, pas plus qu’il ne dore la pilule. Sans trémolo, il rend compte de l’indécente réalité, et c’est vrai qu’il y a de quoi se voiler la face…
Ulrich Seidel, en tant que «frère humain», est probablement un tendre, – un bon type blessé par la dureté de la vie et de certains de nos semblables. Or cette tendresse, jamais suave pour autant, se manifeste, chez l’artiste, par une palette de couleurs paradoxales puisque les situations les plus «noires» sont modulées en tons pastel de vieux roses et de bleus pâles ou de verts pisseux, de mauves et de jaunes bilieux, etc.
Trouver de la beauté là-dedans, c’est reconnaître celle de la vie réelle, la beauté des poubelles et des jolies écolières, des vieux cancéreux à la salle d’attente ou des jeunes basketteurs unijambistes au vestiaire, des petits vendeurs de pacotille sur telle plage africaine ou des femmes esseulées éclusant leur soif de rêve dans la plus décevante réalité génératrice de vraie douleur…
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