Culture / Comment Pascale Kramer sublime le roman choral des familles
Du sujet rebattu, notamment dans les séries télé, du roman familial et de ses secrets, la romancière, qui y a déjà achoppé plusieurs fois, tire un «poème» saisissant à multiples voix, comme tissé par le temps aux doigts agiles. Ou comment une famille de Suisses moyens et ses quatre générations, entre 1977 et 2016, «fait avec» les choses de la vie, l’amour et la putain de maladie, en suivant l’évolution des mœurs et des mentalités, et comment la tendresse, bordel, suscite finalement (ou pas) l’indulgence.
On pourrait dire que cette story d’ado de treize ans qui s’entiche d’un oncle charmeur de vingt ans son aîné ne relève que de la lubie de gamine ou de l’emprise masculine larvée, comme on s’en obsède aujourd’hui, mais ce ne serait rien comprendre à ce roman.
Car s’il y a de l’obsession passionnelle chez la Clémence adolescente, qui rejaillit à ses quinze ans et «aboutit» à ses dix-huit ans, l’histoire de ses relations avec son oncle ne se borne pas à un scénario conventionnel d’abus, très loin de là, ni à la mise en accusation d’un prédateur sexuel, tout étant «plus compliqué», et c’est avec le temps qu’on va en juger – le temps étant la grande affaire de ce roman: ce que le temps fait de nous et comment chacune et chacun s’en tire en jugeant plus ou moins selon ses principes, ou en faisant plus ou moins l’innocent – spécialité de l’oncle Vincent en fils à maman choyé par celle-ci autant qu’il se dorlote en dorlotant toute jeune fille qui passe à sa portée – tu-es-belle-je-te baise! lancera-t-il en passant avant de se tirer pour gérer ses affaires de revendeur de luxe…
Donc on pourrait dire de ce puant caresseur à qui rien n’est censé résister: le mâle blanc typique, résidu de patriarcat, pervers narcissique comme pas deux et juste digne d’être dénoncé, sauf que «c'est plus compliqué», une fois encore, et que le roman nous fait presque aimer ce grand enfant «homme à femmes» assumé, comme Pascale Kramer nous fait «adopter» tous ses personnages, et l’on ne s’étonnera pas autrement de voir Clémence s’enticher d’un autre «vieux», des années plus tard, mais on pourrait dire aussi que Clémence n’écoute que son instinct et ses sentiments et qu’il y a chez elle autant de besoin d’amour que de frustration, d’excès et de manque de tendresse, que de sincérité sporadique chez Vincent et de complexité dans toutes les relations entretenues par les personnages du roman de Pascale Kramer, lequel nous renvoie à la fois à celles que nous avons vécues nous-mêmes…
Cette traversée du temps pourrait être dite, aussi, un repérage élargi de toutes les occurrences de l’amour et du sexe perçues par quatre générations entre les années 70 et le XXIème siècle, à la fois carte du tendre et avatars de la guerre des sexes – on pourrait simplifier en constatant que les mecs «s’en donnent», goguenards et que les filles «encaissent», mais là encore «c’est plus compliqué», et c’est à ça que doit servir un roman honnête: à détailler la complexité des sentiments et des pulsions, des règles sociales et des transgressions en tous sens – étant entendu que parfois le harcèlement ne vient pas du vieux mec mais de la jeune nana – chose à ne pas dire au temps du wokisme dont la fille unique de Vincent sera d’ailleurs proche…
De l'immersion et de l'intelligence du cœur
Ce qu’on pourrait dire aussi en termes de storytelling, pour parler comme ChatGPT, en ces temps où, via les médias ou les réseaux sociaux, l’on assiste à un véritable déferlement de narration anecdotique où l’intime et les dérives privées alimentent à n’en plus finir le «narratif» quotidien, c’est que le dernier roman de Pascale Kramer, malgré ses thèmes apparemment proches (notamment la passion incestueuse et l’emprise masculine), se distingue absolument d’un certain discours actuel dénonciateur ou victimaire à teinture moralisante, sinon vengeresse.
Un vrai roman, disait en substance ce maître en la matière qu’était un Henry James, se distingue en cela que justice est rendue à tous ses personnages, l’éthique de l’auteur ne relevant ni de la morale courante ni du jugement policier.
«Lorsque je décris des voleurs de chevaux, répondait Anton Tchekhov à ceux qui lui reprochaient de ne pas assez «prendre parti», je n’estime pas utile de conclure en déclarant qu’il est mal de voler des chevaux, ou alors ce serait avouer que j’ai mal fait mon travail d’écrivain».
De la même façon, c’est une immédiate immersion dans la famille de son roman que Pascale Kramer nous propose, dont tous les personnages ont droit à la même attention vive, et tous le même droit à la parole.
Comme dans ses livres précédents, la romancière individualise chacun de ses protagonistes de manière très «physique», comme en 3D, de même qu’elle porte une attention qu’on pourrait dire hyperréaliste au décor qui les environne, à la nature et à la météo du moment, aux mille détails qui les arriment à la réalité et nous donnent l’impression d’«y être», sans parler de l’essentiel: les sentiments qu’ils éprouvent en leur for intérieur et dans leur relation avec les autres. Observatrice exceptionnelle, Pascale Kramer est également une psychologue à très fines antennes pratiquant ce qu’on peut dire l’intelligence du cœur.
Musiques du corps et grâce du verbe
Cela étant, et par-delà la densité humaine déjà remarquable de sa substance, Les Indulgences me semble toucher au grand art par son écriture qu’on pourrait dire en «fusion» poétique de par sa musicalité, la beauté de ses phrases et le rare bonheur de lecture suscité par un non moins évident bonheur d’écrire.
Comme se le rappellent ses lecteurs, les livres de Pascale Kramer se caractérisent par leur incarnation sensuelle autant que par leur vibration sensible, où le corps et ses perceptions, le sexe et ses pulsions, comptent autant que les affects émotionnels et les constats de l’intelligence, mais deux composantes me semblent marquer une avancée majeure dans ce dernier ouvrage, liées au temps et à ses effets sur la maturation des personnages, et à la poésie quasi «proustienne» de son écriture.
Plus simplement dit, Les Indulgences se subdivise en cinq parties, localisées à Lausanne (en 1977, 1982 et 1994), à Morgins (2005) et à Neuchâtel (2016), chaque lieu correspondant à des retrouvailles familiales, la première après la mort de Claude, petit entrepreneur «rotarien» à principes, époux de l’Anglaise Nancy plus à la coule et qui finira plus que nonagénaire, et père de trois fils plus ou moins complices (Julien le «différent», Jean-Philippe et François) qui essaimeront chacun à sa façon. Bon. Mais encore? On ne va pas tout raconter: lisez…
Or ce qui marque la différence entre une série télé, – même les meilleures, comme la «mini» suédoise Une si belle famille – et ce roman, c’est qu’on oublie tout très vite de celle-là quand celui-ci nous reste «imprimé» en mémoire, avec tous ses personnages, ses dialogues incrustés dans le récit, ses moindres péripéties brassées dans le mouvement tourbillonnant de la narration, sa mélodie et ses sanglots – la sclérose en plaques de Judith, les désarrois de Clémence, le cancer de Karine, la rage de jalousie résignée d’Anne-Lise – ses cruautés compulsives et ses pardons, bref: la vie ressaisie par un regard aimant (aimant au double sens) et l’admirable travail d’un style.
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