Culture / Anatomie d'une mauvaise chute
Le dernier film de Justine Triet, qui vient de recevoir les hommages extatiques de l'officialité cinématographique, est aussi un monument d'idéologie à la gloire des femmes et à la charge des hommes. Si l'on cherchait un évangile pour ce nouveau féminisme de confrontation perpétuelle entre les sexes, «Anatomie d'une chute» remplit tous les critères. (Attention spoiler!)
Disparu il y a deux ans, le prix Nobel de physique Steven Weinberg est surtout connu du grand public pour cet aphorisme: «Il y aura toujours des gens bien qui font de bonnes choses, et des mauvaises gens qui font de mauvaises choses. Mais pour que des gens bien agissent mal, il faut la religion». Que l'on soit chrétien ou athée, cette phrase conserve toute sa pertinence si l'on remplace le mot religion par idéologie. Et l'idéologie est le personnage principal d'Anatomie d'une chute. L'histoire se résume une seule phrase: Un homme meurt, comment est-il mort? C'est le genre classique du «whodunnit» américain, contraction de «who's done it», ou qui l'a fait. Et comme dans tous les whodunnit, le spectateur est délibérément entraîné sur de fausses pistes les unes après les autres. Agatha Christie était maître du genre et parvenait à maintenir le mystère complet jusqu'à la révélation du coupable par l'inébranlable et moustachu Hercule Poirot. Ce whodunnit échappe hélas à cette règle tant son dénouement est prévisible.
Dans un chalet isolé de haute montagne, non loin de Grenoble, un couple vit avec un enfant d'une dizaine d'années et presque aveugle. Au retour d'une promenade avec son chien, l'enfant découvre le corps de son père, une plaie sanglante à la tête, allongé devant le chalet, mort. Cette plaie ouverte au crâne donne lieu à une enquête de police, puis à une mise en examen de l'épouse. Au terme d'un procès hautement émotionnel, l'épouse est acquittée et la thèse du suicide s'impose.
Le film est construit en deux parties, la première servant d'alibi à la seconde. La première partie pourrait s'appeler «apparence conventionnelle de la femme en tant qu'épouse et mère». La seconde partie pourrait s'appeler «découverte de l'inhérente perversité de l'homme à tous points de vue». Ainsi, dans la première partie, la réalisatrice Justine Triet s'attarde sur la maladresse et l'apparente froideur de l'épouse, une écrivaine allemande exilée en France, pour nous amener à douter de son innocence de façade. Nous ne voyons même pas le mari, nous ne faisons qu'entendre la musique qu'il fait jouer beaucoup trop fort dans son grenier, afin de rendre impossible un entretien que sa femme donne à une jeune étudiante. Toute la personnalité du mari est contenue dans cette scène. Il est volontairement absent, manipulateur et passif-agressif. A mesure qu'avance l'enquête, l'épouse multiplie les maladresses à sa propre décharge. Nous ne savons encore rien du mari, sinon qu'il traîne un lourd sentiment de culpabilité envers son fils, rendu aveugle à la suite d'un accident dont il se sent responsable.
Lors du procès nous découvrons comment fonctionne le couple. Il ressort que l'épouse est une écrivaine à succès. Tandis que le mari, lui-même aspirant écrivain, ne parvient pas à écrire quoi que ce soit. Il est donc rongé à parts égales de frustration et de jalousie envers sa femme. A cela s'ajoute la jalousie sexuelle qu'il éprouve pour elle qui, bisexuelle, l'a trompé avec une autre femme. Pourtant, avant même que ce procès commence, il est manifeste que les preuves matérielles d'un éventuel assassinat sont plus que ténues – quelques gouttes de sang – mais surtout que les motifs de l'épouse pour tuer son mari sont inexistants. Si l'un des deux se nourrit de haines et de jalousie, c'est lui, pas elle.
Alors que le procès touche à sa fin, nous découvrons – enfin! – qui est cet homme. Ainsi celui-ci provoque et enregistre des querelles violentes avec sa femme, qu'il retranscrit ensuite pour les envoyer à un éditeur. Autrement dit, un esprit profondément tordu et retors, atrocement jaloux de sa propre épouse et recourant à des méthodes scélérates pour tenter de lui damner le pion. Enfin intervient le Deus Ex Machina, le fils aveugle. Protégeant sa mère de son innocence et de sa clairvoyance Saint-Exupérienne («l'essentiel est invisible pour les yeux»), il déclare à la Cour que du suicide de son père ou de l'assassinat par sa mère, seul le suicide est crédible. En sortant du tribunal, tout le monde jubile, la femme est innocente, le mari suicidé n'était qu'un salaud et le fils est un génie juridique qui a sauvé sa mère d'un père indigne.
Revenons à Weinberg et à son «pour que des gens bien agissent mal, il faut la religion». A travers 2h31 de film, Justine Triet nous propose des personnages féminins uniformément vertueux et des personnages masculins uniformément mauvais, ou douteux. Même l'avocat, qui a pourtant fait preuve de courage et d'ingéniosité, se livre à deux reprises à des approches sexuelles envers sa cliente. Il est lui-même secondé d'une consœur qui, elle, n'a rien à se reprocher. Le procureur est d'une cruauté sarcastique insoutenable. La présidente du tribunal est juste et sage. La mère est maladroite, ce qui est toujours retenu contre elle, mais c'est une femme forte qui a du succès. Comme épilogue, le spectateur est convié à se réjouir de la mort tragique d'un homme malheureux. Il est mort mais c'est sa femme qui est la vraie victime. Il s'est suicidé, tant mieux.
Emmanuel Todd a publié en 2022 un essai sur le féminisme actuel intitulé Où en sont-elles?. Il y détaille un mouvement non plus fondé, comme ses incarnation précédentes, sur un désir de progrès collectif, mais sur une volonté de confrontation perpétuelle entre les sexes. Anatomie d'une chute se situe exactement dans cette idéologie. La réalisatrice inverse les moralités les plus évidentes et fait d'une tragédie une victoire. Elle nous explique que si le mari s'est suicidé, c'était forcément d'abord pour nuire à sa femme et à son succès qu'il ne supportait plus. La compassion pour le geste extrême de cet homme n’est jamais envisagée, il n’a eu que ce qu’il méritait. Même le fils aveugle est parvenu à déceler les intentions maléfiques de son père pour pouvoir sauver sa mère.
La production actuelle cinématographique va très souvent puiser à cette idéologie: Poor Things, Barbie, les dernières grandes productions sont toutes frappées de ce sceau. Que cela participe d'un sexisme plus extrême encore que le machisme déprimant des films français d'après-guerre (Les Valseuses, Les Tontons Flingueurs) semble ne choquer personne. Ce nouveau sexisme est grave. Il est évangélique dans son désir de nous y soumettre tous et toutes. Ce sexisme, qu'Anatomie d'une chute incarne si parfaitement, est absolu dans sa conviction que le principe féminin est par nature vertueux, et que le principe masculin est par nature vicié et ne peut trouver de rédemption qu'à travers le principe féminin.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
7 Commentaires
@Adjda 05.04.2024 | 08h44
«Quel étrange article, qui en dit beaucoup plus sur les idées et convictions de son auteur que sur cette oeuvre magnifique. J'ai l'impression en tous cas de ne pas avoir vu le même film.»
@Maryvon 05.04.2024 | 09h34
«Cela me rassure de vous lire et je suis une femme. Ce film m'a profondément agacée. A l'unanimité, mes amis et amies ont plébiscité ce film. Je me suis sentie bien seule lorsque je me suis hasardée à formuler mes arguments qui sont très proches des vôtres. En écoutant les médias français, je me suis aperçue qu'il était devenu de bon ton pour les journalistes de demander à leur interlocuteur si il préfère le film "Oppenheimer" ou "Anatomie d'une chute" Je ne vois déjà aucun rapport entre l'un et l'autre. Merci pour votre lucidité.»
@AndreD 05.04.2024 | 09h46
«Bonjour,
Merci pour votre article.
Sur le même sujet, le livre "woke fiction" de Samuel Fitoussi et un article de R. Millet dans la revue des 2 mondes (avril 2024, pages 164 à 167)
»
@Laurentvallotton 05.04.2024 | 10h02
«Je n'ai pas vu le film donc je ne peux pas juger votre analyse, même si des rapports par d'autres personnes sur ce film me semblent aller dans le sens que vous décrivez. Mais mon message concerne l'aphorisme que vous mettez en exergue "Il y aura toujours des gens bien qui font de bonnes choses, et des mauvaises gens qui font de mauvaises choses. Mais pour que des gens bien agissent mal, il faut la religion".
C'est un non-sens. Je dirais plutôt qu'il faut un culte (en l'occurrence basé sur des prémisses fausses) pour que des gens bien agissent mal, certainement pas une religion, car ceux qui ont perpétré le plus de mal au nom du bien, en tous les cas dans un passé récent, sont ceux qui ont déclaré que la religion était l'opium du peuple. Et les travers que vous fustigez dans ce film sont issus du culte de la bienveillance, qui n'a rien à voir conceptuellement avec "la" religion (chrétienne j'imagine).»
@gmermet 05.04.2024 | 17h24
«Merci pour votre article. Vous faites preuve d'un courage certain.
On en n'a pas encore fini avec ce que madame Roudinesco appelle les "outrances des affirmations identitaires" dans son livre "Soi-même comme un roi".
Gérald Mermet / gmermet@bluewin.ch»
@Pipo 06.04.2024 | 15h07
«Bien que partageant le point de vue de votre chroniqueur concernant les dérives du féminisme actuel ( qui dessert les vrais féministes historiques!), je n’ai pas du tout le même ressenti de ce film que lui. Au contraire j’ai trouvé que c’était un excellent polar psychologique!
Pierre Flouck»
@Maryvon 10.04.2024 | 11h39
«@Pierre Flouck
Je suis d'accord avec vous sur un point. En effet, le suspens est excellent et cela sauve quelque peu le film. Par contre, les personnages masculins sont pour le moins représentés de façon caricaturale. Prenons simplement le cas du Procureur, il est d'une méchanceté et d'une stupidité crasse. C'est quasiment une insulte envers cette profession et surtout totalement irréaliste.»