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Chronique / Le Soldat inconnu, le jeune homme et l’écrivaine


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Il s’appelle Henry de Jouvenel. Il est l’un des rédacteurs en chef du Matin, l’un des principaux quotidiens parisiens. Le couple qu’il forme avec l’écrivaine Colette, épousée en secondes noces, est l’un des plus en vue. En cet automne 1920, il a signé en première page de son journal un article retentissant. Comme l’on s’apprête à transférer au Panthéon la dépouille d’un combattant inconnu, symbole de tous les morts de la Grande Guerre, il réclame pour ce «fils de toutes les mères qui n’ont pas retrouvé leur fils» une demeure plus digne de lui, l’Arc de Triomphe de la place de l’Etoile.



«Portez‑le au sommet de l’avenue triomphante, au milieu de ces quatre arches ouvertes sur le ciel, écrit-il le 4 novembre. Et que l’histoire de France semble monter vers lui, les soirs de fête, avec la foule. Songez‑y. C’est lui, l’inconnu, l’anonyme, le simple soldat, qui donne tout son sens à l’Arc de Triomphe (…) Laissez le Panthéon aux écrivains, aux savants, aux hommes d’État.» Le 11 novembre 1920, le soldat inconnu est inhumé en haut des Champs-Elysées; la plaidoirie du rédacteur du Matin a convaincu sénateurs et députés.  

Il faut dire qu’Henry de Jouvenel des Ursins, de son nom complet, n’est pas n’importe qui. Il est une plume, comme l’on dit, n’hésitant pas à croiser le fer avec ses adversaires, et pas seulement au moyen du verbe. Il a combattu à Verdun, a été cité à l’ordre de l’armée. Bientôt, il sera sénateur, haut-commissaire de la France au Levant, ministre des Colonies. Elégant, racé, il séduit, plaît aux femmes.

Première page du journal Le Matin, 4 novembre 1920 © BNF

C’est en 1912, à la rédaction du Matin, qui publie ses articles, qu’il a rencontré Colette. Il a 36 ans, elle en a 35. L’auteure des Claudine est déjà célèbre. Sa notoriété, elle la doit alors autant à la scène qu’à ses livres. Elle se produit dans des pantomimes plus ou moins osées, dans lesquelles elle apparaît presque nue, La Chatte amoureuse, La Chair. Il y a aussi ses démêlés conjugaux avec celui qui malgré tout l’a révélée, Henry Gauthier-Villars, dit Willy; sa liaison, qui fait scandale, avec Missy, Mathilde de Morny. En 1910, Colette a publié La Vagabonde qui l’impose définitivement parmi les romanciers français de premier plan. 

Les débuts de sa relation avec Henry de Jouvenel sont plus qu’houleux. Celui qu’elle va bientôt appeler Sidi a une maîtresse, surnommée par Colette la Panthère, qui, sitôt qu’il lui annonce qu’il aime ailleurs, menace de tuer la nouvelle élue! Après bien des péripéties, le mariage avec Jouvenel finit pourtant par avoir lieu en décembre 1912. En juillet de l’année suivante, la nouvelle baronne de Jouvenel met au monde une fille, son seul enfant. Celle que Colette va appeler Bel-Gazou – gazoute en patois nivernais signifiant petite-fille. Entre-temps est parue L’Entrave, qui évoque les affres de l’attente amoureuse. Colette a aussi donné au Matin des pages de ce qui deviendra Chéri, l’un de ses plus fameux romans. Qui raconte la liaison d’une femme d’âge mûr avec un jeune homme. Un livre étrangement prémonitoire, annonciateur de ce que vivra bientôt Colette elle-même.

Le blé en herbe

Sautons quelques années, jusque dans les années 1920. 

Pris par ses occupations, mais aussi par de nouvelles conquêtes, Sidi s’éloigne de Colette, qui se réfugie de plus en plus souvent à Rozven, près de Saint-Malo. Dans la maison acquise naguère pour elle par Missy. Elle y retrouve Germaine Beaumont, les Guitry, Francis Carco. Il y a aussi un nouveau venu, Bertrand, né en 1903 du premier mariage d’Henry de Jouvenel. Plus tard, à l’instar de son père, il deviendra journaliste. Après le 6 février 1934, il rejoindra le PPF de Doriot qu’il quittera au moment de Munich. Durant la guerre, il se réfugiera en Suisse où il se consacrera à la sociologie, à l’économie et aux questions d’environnement. Il compte aussi parmi les fondateurs du club de penseurs libéraux, la Société du Mont Pèlerin.

Bertrand de Jouvenel en 1920 © Cliomuse.com

Lorsqu’il rencontre Colette, il est encore un adolescent. L’auteure de Chéri le prend aussitôt sous son aile. Et pas seulement. Car bien vite, ils deviennent amants. Pour Colette, qui approche la cinquantaine, c’est une manière de se prouver qu’elle peut encore plaire. Mais c’est aussi une façon de se venger des infidélités du père. La liaison avec Bertrand, que lui-même évoquera plus tard dans un texte figurant aujourd’hui dans les Œuvres complètes de Colette dans la Bibliothèque de la Pléiade, va durer 5 ans. De cet épisode de sa vie sentimentale, qui assurément a compté, n’a pas été qu’une simple passade, la romancière va tirer ce chef d’œuvre de psychologie et de sensibilité qu’est le bref récit, Le blé en herbe. 

Paru en 1923, il est loisible de voir en Phil, Bertrand, et dans celle qu’il nomme la «Dame en blanc», Colette. Le roman se déroule d’ailleurs en Bretagne où ses parents ainsi qu’un couple d’amis louent une maison pour les vacances. Ils ont une fille, Vinca, quasi du même âge que Phil. Tous deux ont grandi ensemble, partageant les mêmes jeux. Mais maintenant qu’ils sont adolescents, que leurs sens s’éveillent, ils sont traversés de sentiments contradictoires. Phil continue de voir en Vinca la compagne de baignade et de pêche qu’elle a toujours été, c’est seulement par éclairs en quelque sorte qu’il perçoit autre chose d’elle. Qu’il distingue «ce visage de femme qu’elle ne montrait qu’à lui, et qu’elle cachait à tous derrière ses quinze ans de jeune fille raisonnable et gaie.» Et bien sûr il ne dit rien de sa rencontre avec la Dame en blanc et de ce qui s’en suit. Lorsqu’il se rend chez elle et qu’il la retrouve plusieurs nuits de suite. Il croit Vinca dans l’ignorance. «Mais en même temps, il souffrait de cette sérénité inexorable, et exigeait au fond de lui-même que Vinca fut tremblante comme une graminée, consternée d’une trahison qu’elle eût dû sentir errer comme un de ces orages hésitant qui tournent, l’été, autour de la baie bretonne.» Naturellement, il se trompe. Vinca sait tout et ne se fait pas faute de le lui dire lorsqu’on lui apprend le départ pour Paris de la Dame en blanc. L’adolescente se moque alors de son chagrin, de sa déconvenue et, en manière de défi, se donne à lui. 

C’est au matin seulement que Phil comprend l’étendue de sa défaite, lorsqu’il l’aperçoit à sa fenêtre, rayonnante, souveraine: «Les yeux de Vinca luttaient d’azur avec la mer matinale. Elle peignait ses cheveux et recommençait, à bouche fermée, sa petite chanson, son vague sourire…»


Colette, Le blé en herbe, J'ai Lu, 2019.


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