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Chronique

Chronique / Muriel Cerf, antiportrait


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Vous possédez un don des dieux, le talent narratif», lui avait écrit André Malraux après la publication de son premier livre. Muriel Cerf, car c’est d’elle qu’il s’agit, qui nous a quitté en 2012, aurait eu 70 ans cette année. Difficile pourtant de l’imaginer septuagénaire. Tant la romancière de L’Antivoyage, du Roi et les voleurs, de Hiéroglyphes de nos fins dernières, restera pour toujours cette jeune prodige des Lettres, conjuguant talent et beauté.



Son visage pur de jeune fille sage, comme échappée de quelque pensionnat, m’a longtemps habité. C’était en 1975. J’étais à Paris et c’est par le journal Le Monde – à moins que ce soit dans Les Nouvelles littéraires – que j’ai découvert Muriel Cerf. Dans un coin de page, il y avait un placard annonçant la parution de son dernier livre, Le Diable vert. Sur la couverture figurait un portrait de l’écrivain – elle tenait à ce masculin qu’elle trouvait plus joli qu’écrivaine. Je me souviens avoir découpé la publicité pour la glisser dans mon carnet. Une année auparavant, la jeune femme avait fait une entrée remarquée sur la scène littéraire avec son roman autobiographique, L’Antivoyage. Ce qui m’impressionnait d’autant plus qu’elle était alors à peine plus âgée que moi.

Muriel Cerf avait vu le jour en 1950 dans le quartier populaire de Belleville à Paris. Ses parents s’étant séparés, elle est élevée par sa grand-mère. Celle qu’elle appelle Mamita. L’un des êtres qui compta certainement le plus dans sa vie, auprès de qui elle écrira et dont elle fera l’un des personnages de Julia M ou le premier regard (1991). Elle suit les cours de l’Ecole du Louvre, pense à devenir antiquaire, découvre Henry Miller, lit La crucifixion en rose, part pour l’Asie. A son retour, elle prend des cours de chinois, de dessin, est engagée comme stagiaire au Figaro. Mais, déjà, il lui faut repartir. Cette fois pour New York et les Caraïbes. A son retour, on ne veut plus d’elle.«Alors, explique-t-elle dans une interview au Vif-L’Express, j'ai pris ma machine à écrire et les quelques malheureuses notes que j'avais sur l'Inde. J'ai sué sang et eau pendant un an sur L'Antivoyage, ça a été terriblement difficile.» Mais la récompense est là et le succès, au rendez-vous. 

Les livres se succèdent, baroques, étranges, dans lesquels elle rebat à plaisir, comme on le ferait d’un jeu de cartes, ses thèmes de prédilection: l’emprise amoureuse, la séduction, une forme de quête de l’absolu et bien sûr toujours les lointains. Les télévisions se l’arrachent, tant la jeune écrivaine irradie sur les plateaux. Bertrand Poirot-Delpech, le feuilletonniste du Monde,la qualifie de «Colette qui aurait eu la bougeotte de Cendrars.»

Cette étincelante course va néanmoins s’interrompre au début des années 1980. Après son divorce et la mort de sa grand-mère, Muriel Cerf traverse une période de solitude. Elle est également victime d’un très grave accident de voiture. Les deux jambes brisées, elle met des mois à se rétablir. Elle continue certes à publier, mais sans plus les succès de naguère et les médias l’oublient. 

Son dernier livre, qui paraît en 2006, Bertrand Cantat ou le Chant des automates, est le fruit d’une correspondance avec le chanteur emprisonné à Vilnius à la suite du meurtre de sa compagne. Dans cet ouvrage, Muriel Cerf, qui a elle-même vécu une relation violente, s’efforce de comprendre le mécanisme qui a conduit au geste fatal de Cantat. Le livre suscite la polémique; chez Thierry Ardisson, Muriel Cerf est notamment prise à partie par Lio, la chanteuse lui reprochant de vouloir absoudre Cantat. Ce sera, sauf erreur de ma part, la dernière apparition télévisée de Muriel Cerf. 6 ans plus tard, elle s’éteint des suites d’un cancer.

Par-delà le voile des illusions

Raphaël Aubert, An Indian Journey, carnet de voyage, encre de chine et aquarelle, 2009 © RA

Le livre de Muriel Cerf qu’il faut lire – et plus encore, relire –, c’est bien sûr L’Antivoyage. La relation flamboyante de ses tribulations asiatiques qui l’ont conduite jusqu’à Singapour en passant par l’Inde, Calcutta, le Népal, Katmandou, le Sikkim, Bangkok. Le classique voyage de la Flower Generation, dira-t-on – nous sommes en 1970. Sauf qu’ici on n’est jamais dans l’illusion. Et c’est un regard sans concessions que l’auteure jette aussi bien sur ceux qui «font la route», comme on disait alors, que sur les pays qu’elle découvre. Notamment l’Inde, pauvre, sale, bordélique – on ne parle pas encore des BRICS. Ce qui n’empêche nullement les fulgurances, les éblouissements, les élans vers l’autre: «Aujourd’hui Where-do-you-come-from me donne envie de pleurer et d’embrasser toute la foule indienne, me fige sur place tremblante d’une espèce de regret qui ressemble à de la tendresse.» Car bien sûr il y a les rencontres. A commencer par Coulino, une jeune Anglaise rousse, que son Jules a «oubliée» à Bombay. Coulino, qui tente de se suicider, qui devient une sorte de sœur-amante de la narratrice. Et puis il y a Mazarino, le Duc, un Italien aisé qui l’emmène au Sikkim; celui qu’elle appelle Krishna, un prince népalais avec qui elle a une liaison; Lo, le Chinois exportateur d’orchidées à la «peau couleur de thé, lisse comme un tissu.» Car bien sûr cette femme, très jeune, mince, un «Tanagra de poche» aurait pu dire d’elle Hemingway, enroulée dans un sari jaune séduit, fascine et quiconque la rencontre s’attache à elle. 

Encore une fois, L’Antivoyage a peu à voir avec les rêves psychédéliques des routards. Par-delà son côté farfelu, foutraque, drôle, baroque, le livre de Muriel Cerf est d’une constante lucidité. «J’ai compris qu’elles étaient insaisissables les apsaras les asouras les devatas les dâkinîs et les princesses, que leurs voiles de soie crissants comme des élytres ne recouvraient que l’irréalité, le jeu frivole absurde et funèbre de la vie et de la mort, qu’elles appartenaient bien au monde de mâyâ l’Illusion, la chatoyante compagne de voyage qui marchait à mes côtés.»


Muriel Cerf, L'Antivoyage, Actes Sud Babel, 2015.

Lien internet : Muriel Cerf chez Thierry Ardisson.

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