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Actuel / Résister à la déraison sera l’enjeu de l’après-Covid


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Dans un essai aussi bref et clair qu’incisif, Alexandra Laignel-Lavastine, dans «La Déraison sanitaire», esquisse un sévère bilan rétrospectif de la «gestion» de la pandémie, principalement focalisé sur les décisions centralistes de l’Etat français. Mais la Suisse, l’Europe et le monde mondialisé, à savoir nous tous, devrions nous sentir interpellés par sa réflexion élargie sur les thèmes de la liberté, de l’exercice de nos droits et responsabilités démocratiques pour défendre celle-ci, des risques constitués par l’extension à la chinoise du bio-pouvoir ou par les fantasmes transhumanistes de la Silicon Valley, entre autres tentations totalisantes…



Les écrits suscités depuis une année par une pandémie relevant d’un prétendu «jamais vu» évoquent une véritable déferlante, où «philosophes» et «scientifiques», de Bernard-Henri Lévy (Ce virus qui rend fou) à Slavoj Zizek (Dans la tempête virale), en passant  par Michel Onfray (La Nef des fous) et les médecins controversés, tel Didier Raoult (Carnets de guerre) voire jugés complotistes tel Christian Perrone (Y a-t-il une erreur qu’ils n’ont pas commise?) entre beaucoup d’autres moins médiatiquement présents, ont réagi «à chaud» et pas toujours (soyons poli) pour nous éclairer…

Les observations et la réflexion d’Alexandra Laignel-Lavastine, sans être du tout «à froid», ont le mérite d’un certain recul et d’une clarté non moins certaine, tant par sa présentation de choix selon elle réducteurs voire aberrants (à commencer par la prétention claironnée de «choisir la vie»), voire ubuesques dans certains cas également advenus dans notre cher pays, même si la Suisse et l’Allemagne ont mieux réagi que la France, toujours selon dame Alexandra.

Surtout, celle-ci élève le débat, pas loin d’un André Comte-Sponville, posant immédiatement la question de la valeur de la vie réduite à la seule feuille de route d’un bulletin de santé et qui supposerait qu’on sacrifie tout, liberté et responsabilité personnelles, à l’excellence de celui-ci sous la surveillance de l’Etat et de ses autorités sanitaires.

Et de rappeler alors que notre civilisation s’est bâtie sans esquiver les prises de risques, en ne cessant d’affronter les fléaux naturels ou les maux inhérents à la condition humaine, tragique et mortelle. Du «jamais vu» que la pandémie du Covid-19? Baliverne d’amnésiques!  Et, sans trop nous assommer de chiffres (cette autre maladie collatérale que nous aurons subie durant tous ces mois à proportion de la panique entretenue par les autorités et les médias), dame Alexandra de comparer la mortalité d’épidémies passées et celle du Covid-19 et la disproportion des réactions suscitées par celui-ci. Sans minimiser du tout la gravité de la pandémie en cours, ni discuter les mesures sanitaires élémentaires, elle résume bien le paradoxe: «Jamais l’humanité n’avait été mieux armée médicalement et scientifiquement face à une pandémie, jamais elle ne se sera montrée aussi désarmée moralement.»    

Du bluff public à la punition privée

Si dame Alexandra s’en prend à l’arrogance et à l’impréparation qui auront présidé au cafouillage d’avant le confinement, en France, nous nous rappelons évidemment les rodomontades du président Trump et la crâne affirmation d’un de nos conseillers d’Etat vaudois: eh mais ce n’est qu’une grippette, un cachet de Paracetamol et ça donne le tour! Cela dit, qui jettera la pierre à nos édiles aussi paumés que nous?

Mais comment ne pas voir, aussi, la disproportion «panique» des mesures prises, en France particulièrement, évoquant le «surveiller et punir» en vigueur policière lors de la peste noire tel que l’a décrit Michel Foucault, qui parlait à ce propos de la «discipline- blocus»?

L’assignation à résidence à la française, assortie de mesures disciplinaires privées qui nous ont été épargnées en Suisse, était-elle inévitable? Peut-être pas, mais pas forcément comme ça non plus: «C’est parce que le pouvoir politique avait négligé d’armer le pays qu’il a prétendu avoir beaucoup mieux sous la main: boucler tout le monde à la maison comme pendant la peste noire. Il faut mesurer la portée de cette décision, jamais mise en œuvre en France même en temps de guerre. En droit, en effet, l’assignation à résidence collective n’a strictement rien à voir, en ordre de gravité, avec des dispositions de bons sens comme les fermetures d’écoles, de lieux publics, l’interdiction de grands événements, la protection de plus vulnérables ou le port obligatoire du masque.»

A propos des «plus vulnérables», l’essayiste montre également à quel point la «protection» des personnes âgées a justifié parfois les traitements les plus inhumains, alors même qu’on punissait les jeunes sans les distinguer des personnes «à risques». Et dame Alexandra de pointer cet autre paradoxe, qui a fait que la majorité des Français s’est soumise à l’argument sanitaire, avant d’incriminer  «la douce démence des technocrates amoureux des grands principes appliqués sans discernement», et que je t’interdise le vélo et la marche en forêt, l’escalade et la prière, et que je te ferme les inutiles librairies − à chacune et chacun de pointer les aberrations observées en Helvétie…    

Un humanisme réaliste à refonder…

Pour autant, l’auteure de La déraison sanitaire ne tombe pas dans le travers accusateur binaire observé tous les jours dans les médias et sur les réseaux sociaux, mais élève le débat éthique et philosophique à un niveau plus global, et notamment par rapport au fameux «choix de la vie» réduisant celle-ci à des olympiades sanitaires, sinon militaires: «Si le "choix de la vie" n’en est pas tout à fait un, c’est qu’en Europe les gouvernants n’auraient pas pu faire autrement. En cela notre prétendu choix fut le produit de l’époque. La volonté, ici, intervient à peine. Ce qui est en cause, c’est notre entrée, depuis trois ou quatre décennies, dans un nouvel âge, une ère ambivalente où, face à la vie humaine, deux logiques se combinent. D’une part, celle de l’hyper-capitalisme globalisé, une gigantesque machine à produire du non-sens fondée sur l’impitoyable compétition de chacun contre tous, jointe au glorieux principe de l’addiction consumériste pure et simple. Innover ou périr, suivre le mouvement pour s’y maintenir ou se retrouver au rebut, créer la demande pour mieux maîtriser l’offre… Côté humaniste, on peut rêver mieux, d’autant que toute la planète est embarquée»…

Evoquant le procès rétrospectif que nos enfants et petits-enfants pourraient faire un jour aux «décideurs» de 2020, au vu du désastre humain et économique qui en a découlé, Alexandra Laignel-Lavastine imagine ce que seraient en droit de lancer, particulièrement, les «héritiers» français: «Vous vous contentiez de jouir d’une liberté que vos ancêtres avaient arraché au prix du sang, en montant plus souvent qu’à leur tour sur des barricades. Et voilà que vous vous êtes barricadés  comme des pleutres face à l’offensive d’un virus, piétinant ainsi un principe pour lequel des millions de personnes avaient donné leur vie avant vous! Au risque, par cette première, de nous priver d’un héritage  dont vous n’étiez que les dépositaires et les garants. Vous n’aviez plus conscience de faire partie d’une chaîne et c’est ainsi que vous avez précipité les démocraties dans la nuit.» Et les kids auraient aussi beau jeu de  nous rappeler que le Covid-19 aura tué six milles fois moins que le cancer et trois mille fois moins que le tabac…

Alexandra Laignel-Lavastine ne nous la chante pas aux sentiments en invoquant, à propos des jeunes,  le «sacrifice d’une génération», mais elle n’en prend pas moins en compte les retombées injustes que devront subir ceux-ci, sans parler de toutes les victimes sociales et des déprimes morales d’innombrables victimes de la pandémie et plus encore de sa gestion.

Cependant le plus fort de son «message» touche à l’avenir de tous, et c’est pourquoi son livre, truffé d’exemples probants et de fortes références (de Vaclav Havel à Hannah Arendt, Bernanos  ou Jean Giono) et de développements prospectifs me paraît important: «Pourquoi n’en viendrait-on pas à considérer que l’Etat, en doux despote éclairé, pourrait et même devrait tout faire pour nous protéger? Tout, y compris nous traquer numériquement, veiller sur nous biotechnologiquement et se déployer dans les moindres recoins de nos existences. Pourvu bien sûr que ce soit au nom de la santé publique et du bien commun et que les outils soient au point. Un nouvel hygiénisme à l’horizon?»


Alexandra Laignel-Lavastine. La Déraison sanitaire; le Covid-19 et le culte de la vie par-dessus tout. Editions Le Bord de l’eau, coll. Documents, 107p.

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