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Actuel / Monnaie de singe


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Quand la mise en circulation du nouveau billet de 20 francs provoque un mini-drame. Bon pour la tête vous présente la nouvelle chronique de Marie-Claude Martin, illustrée par Sarah Coulaty.



Elle a un porte-monnaie à gousset en cuir vert avec un gros fermoir doré. C’est le cadeau que lui avait offert son patron lorsqu’elle a pris sa retraite. Il y a déjà vingt ans. Ce porte-monnaie démodé, qui fait clic quand elle le ferme, c’est sa dignité.

Elle n’a pas de retraite, pas d’économie, vit avec le minimum AVS et quelque aide de l’Hospice générale. Elle ne se plaint pas et quand elle demande 20 ou 50 francs d’avance, à ses voisins ou aux commerçants, elle rend toujours au sou près, plus quelques biscuits pour remercier.

Venue d’Italie dans les années 60 pour rejoindre sa sœur, elle a travaillé dans une mercerie. Elle aurait bien voulu se marier mais l’homme qui la convoitait l’était déjà. A ce qu’elle dit, elle a toujours été sociable, bavarde et prête à blaguer. Elle l’est restée, et quand elle va chez l’épicier en bas de chez elle pour s’offrir sa petite bouteille de rosé, elle cause pendant des heures. Carlotta, c’est la star du quartier. Elle y vit depuis quarante ans et tutoie tout le monde. Privilège de l’âge.

Mais depuis quelque temps, la rue l’angoisse. Sujette à des crises de panique, elle n’ose plus sortir de chez elle. C’est à peine si elle descend jusqu’à la boîte aux lettres.

Ce jour-là, le 25 du mois, elle attend le facteur. Comme il sait qu’elle aime la visite, il prend le temps de monter au quatrième étage pour lui remettre en mains propres sa petite rente AVS. Le règlement l’interdit mais pour Carlotta, et avec l’approbation de son supérieur, il a obtenu une dérogation. Pour l’occasion, elle a mis sa plus belle jupe en tweed et un pull rose en maille. Elle l’appelle par son prénom, Antoine. Elle préfère Antonio, le bel Antonio. Elle blague tandis qu’elle compte ses billets, puis se fige. Elle regarde l’homme en uniforme d’un air sombre.

- Pourquoi tu veux m’arnaquer? lui demande-t-elle.

Il sourit à ce qu’il croit être une plaisanterie. Mais elle insiste:

- Pourquoi tu veux m’arnaquer?

- Mais de quoi parlez-vous Carla?

- Tu crois que tu peux me refiler n’importe quoi? Que je pers la tête! Ce billet de 20 francs, c’est un faux!

Il comprend alors la méprise, sourit:

- Carla, ce n'est pas un faux, c’est le nouveau billet de 20 francs! Ils l’ont dit à la radio, à la télévision. Bientôt, les vieilles coupures n’existeront plus…

Elle hésite à le croire. De toute manière, se méfie de tout ce qui est nouveau.

- Alors si le neuf vaut le vieux, donne-moi un vieux.

L’homme est emprunté. Contre la règle qui veut que l’on ne mélange pas argent privé et argent public, il sort de la poche arrière de son pantalon deux billets froissés de 10 francs – ceux qu’elle connaît le mieux – et les lui échange contre la nouvelle coupure.

Elle est soulagée, heureuse de montrer qu’en dépit de son âge «on ne la lui fait pas», embrasse le facteur sur les deux joues et place avec gourmandise ses deux vieux billets jaunes dans son porte-monnaie vert à gousset, dont elle fait claquer le fermoir avec fierté. 

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