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Actuel / Ah non, le monde n’est plus ce qu’il était


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Les soupirs de la virago.



Sur le quai de la gare de Lausanne, une voix grésillante annonce que le train de 17h42 est supprimé pour des raisons techniques et que les voyageurs à destination de Genève doivent se rabattre sur le régional de 18h12, sur voie 8, déjà bondé en temps normal. Si bien que tous les passagers de Lausanne doivent rester debout ou s’asseoir sur des accoudoirs de fortune.

Comme toujours en ces occasions, il y a ceux qui, fatalistes, se disent que cela ne durera pas plus de 30 minutes et qu’avec un peu de chance le train se videra à Morges, ceux qui tapotent sur leur smartphone comme si de rien n’était, et ceux qui estiment avoir déjà de la chance d’être dans un train plutôt que de rester en rade à Lausanne.

Les voyageurs assis, un peu gênés de ce privilège aléatoire, n’osent pas regarder ceux qui sont debout.

Entre un homme qui a mis ses écouteurs et une adolescente qui like sur Instagram, une femme s’érige en reproche vivant. Elle porte un pantalon marine, dont les plis ont été fraîchement repassés, une veste en laine polaire bleu pétrole, des chaussures beiges à la semelle de crêpe et une écharpe aux motifs floraux qu’elle laisse pendre de chaque côté du cou. Rien ne permet de dire si elle est pendulaire ou occasionnelle, si elle voyage pour son plaisir ou par obligation. Elle n’est ni laide, ni belle, elle a le visage de ceux dont on ne se souvient jamais.

Depuis dix minutes, elle maugrée, fixe méchamment un tandem d’adolescents, lui assis, elle sur ses genoux, pousse de longs soupirs, grimace en se tenant les reins, fait mine de perdre l’équilibre, s’en prend à une voyageuse dont la valise prend une place conséquente dans le couloir, tente de culpabiliser quiconque croise son regard, fronce les sourcils, grimace, grogne, soupire, et soupire encore.

Depuis dix minutes, une femme aux cheveux blancs, svelte, calme, élégante, observe son manège. Fatiguée de ses jérémiades, elle se lève pour lui céder sa place.

Le reproche vivant pourrait être soulagée, contente d’obtenir ce qu’elle attend, flattée qu’on se lève pour elle. Non, ce qu’elle veut c’est se plaindre. La malveillance est son carburant. C’est par elle qu’elle existe. A cette femme qui lui cède son siège, elle adresse un sourire de martyr et lance, bien fort pour que tout le monde entende:

- Non, Madame, à votre âge, il vaut mieux rester assise.

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