A vif / La super grand-mère et le garçon secret
Sortir du traumatisme pour ne pas mourir ou alors pour ne pas tout casser: du point de vue de l'adolescent migrant, tel est souvent l’enjeu de la survie psychique. Comment l’aider? L’ethnoclinicienne Francine Rosenbaum répond en racontant sa rencontre avec un jeune Afghan: salvatrice pour lui, éclairante pour nous.
C’est un livre minuscule et vite lu, mais qui marque comme une vraie rencontre. Francine Rosenbaum, orthophoniste, ethnoclinicienne spécialiste de la prise en charge des familles migrantes, après avoir déployé dans des ouvrages plus cossus sa parole forte sur l’éthique de l’accueil, y livre un concentré de son approche en racontant précisément une rencontre: celle avec un jeune réfugié Afghan de 16 ans en état de désespérance avancée, que des volontaires tessinois lui ont adressé en dernier recours.
Dans le centre suisse alémanique où il passait son «temps vide», le garçon se laissait dépérir. Francine Rosembaum, en lui parlant avec la voix d’une «grand-mère», a réussi à le convaincre de dormir et de se nourrir. D’actionner «sa marge de survie psychique». Aujourd’hui, le garçon flotte toujours dans le vide de l’attente pour sa procédure d’asile, mais son regard s’est rallumé et à son aînée bouleversée, il a dit des mots de reconnaissance encourageants: «Vous m’avez redonné l’énergie vitale, celle qui va de l’avant en se nourrissant de l’expérience passée, l’énergie qui m’a sorti de la fascination pour ma propre souffrance». Oui, il parle bien: «I...» est un garçon à l’intelligence hors norme.
Ecoute, mode d’emploi
Voyant l’exemplarité de l’aventure qu’elle venait de vivre, l’infatigable orthophoniste à la retraite – Francine Rosenbaum habite Mendrisio après avoir exercé à Neuchâtel – a entrepris de la raconter: «pour être utile», pour susciter «réflexions» et «interrogations».
Mon nom signifie «le secret» retrace ses six rencontres avec l’adolescent, étalées sur six mois. Si l’ouvrage s’adresse avant tout aux volontaires et professionnels concernés par l’accueil des migrants, sa porté humaine et philosophique est bien plus large: c’est une saisissante incarnation de ce que signifie - ou devrait signifier - l’éthique de l’accueil.
Comment Francine Rosenbaum s’y est-elle prise pour dégeler ce môme rétif à toute prise en charge? On pourrait résumer en deux mots: elle s’est intéressée à son histoire. Mais en commençant par raconter elle-même la trajectoire de sa famille et la signification de son propre nom (l’outil sur lequel elle s’appuie est celui du génogramme): «Ces jeunes sont sans cesse confrontés à des adultes qui les bombardent de questions. Comment voulez-vous qu’ils leur fassent confiance s’ils ne savent même pas à qui ils ont affaire?».
On voit donc la grand-mère/thérapeute s’impliquer dans le lien, appeler à sa rescousse ses souvenirs de lecture des Cavaliers de Joseph Kessel («Tu es un cavalier courageux comme les Chapandaz du Bouzkashi?»), faire preuve d’un extrême respect face à l’ado qui peu à peu, baisse la garde. Il dit son appartenance à la grande tribu Pashto des Shinwari, le premier exil de sa famille au Pakistan où il est né, ses treize frères et soeurs aînés, ses parents qui lui donnent l’exil pour mission après l’assassinat d’un frère par les Talibans, son voyage de 16 mois à travers l’Asie et les Balkans. Et ce paradoxe saisissant: s’il a perdu le sommeil, s’il sent, plus que jamais, «une cage à l‘intérieur de lui», ce n’est pas qu’il a besoin d’aide. C’est qu’il se sent inutile et impuissant à aider les autres. «Live for other», vivre pour les autres, c’est inscrit sur sa poitrine. Mais aussi dans le système des loyautés familiales pashto – et cela, Francine Rosenbaum ne l’a pas compris tout de suite. La présence d’un médiateur linguistico-culturel lui aurait épargné des réactions inadéquates, ajoute-t-elle.
Un accueil «indigne»
Le prénom du garçon, dont on ne saura que l’initiale, «I...», signifie donc «le secret»: «N’est-ce pas piquant pour quelqu’un dont personne ne veut connaître l’histoire?» ironise l’ethnoclinicienne, jointe chez elle à Mendrisio, d’où elle persiste à qualifier le système d’accueil en Suisse d’«indigne». «On donne à ces personnes un toit et de quoi manger, on y ajoute parfois des heures de formation et des activités sportives et on se croit très généreux. Mais ce qui manque, c’est l’humain!» Dans les centres d’accueil, détaille-t-elle, «la seule chose qui est demandée aux résidents est de se plier aux règles et aux horaires. Non seulement on ne s’intéresse pas à leur trajectoire mais il y a l’idée que moins ils en parlent, plus vite ils passeront à autre chose, ce qui est une erreur grossière: voir son histoire reconnue est la condition pour pouvoir s’arrimer au présent». Sans compter que ce désintérêt engendre de grossiers malentendus. Exemple: «Dormir le jour et veiller la nuit pour marcher, c’est ce que beaucoup de migrants font durant la voyage: c’est une stratégie de survie. La moindre des choses serait d’en tenir compte avant de les traiter de paresseux parce qu’ils peinent à se lever le matin!»
Que serait devenu «I...» sans cette super grand-mère providentielle qui a si bien écouté son histoire? Peut-être serait-il encore vivant, mais à coup sûr, effondré psychiquement. Comme, par exemple, cet autre jeune Afghan, lui aussi mineur non accompagné, qui a tué son amie Sara au bord du lac d’Yverdon à la mi-janvier? Par exemple. «Un jeune que l’on n’écoute pas devient un révolté à vie. Le risque est qu’il finisse par tout casser et le coût social est alors bien plus important que ne serait celui d’un accueil respectueux».
A méditer en lisant ce petit livre puissant paru chez un jeune éditeur parisien, La Route de la Soie, dont la vocation est de «faire se rencontrer les imaginaires comme les cultures».
Francine Rosenbaum, Mon nom signifie «le secret», La Route de la Soie, 63p.
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