Actuel / A chacun son abrutissement
La télévision, c’est parfois formidable, souvent désolant. De nombreuses émissions n’ont d’autres buts que de décerveler les téléspectateurs. C’est le cas de deux talk-show de début de soirée qui, avec des styles différents, œuvrent à notre abrutissement: «Touche pas à mon poste» (C8) et «Quotidien» (TMC).
A droite, Yann Barthès, 43 ans, né à Chambéry, fils de cheminot, animateur-producteur de Quotidien, sur TMC, chiffre d’affaires estimé pour 2017: 27 millions d’euros. A gauche, Cyril Valéry Isaac Hanouna, 43 ans, né à Paris, fils de médecin, animateur-producteur de Touche pas à mon poste, sur C8, chiffre d’affaires estimés pour 2017: 50 millions d’euros.
Toutes les semaines, du lundi au vendredi, les deux hommes s’affrontent sur le ring de l’audience. Mais dans la tranche horaire de l’avant-soirée (access prime-time, entre 18h et 20h30), aucun des deux n’arrive à concurrencer The Wall de TF1, N’oubliez pas les paroles de France 2 ou le 19-20 de France 3. Ils se battent pour la quatrième place, au coude à coude entre eux et avec Chasseurs d’appart, de M6 (voir encadré Audiences). On le voit, les champions du début de soirée sur la télévision française – mis à part l’info locale sur France 3 – n’ont pas pour but de promouvoir la réflexion. Des jeux, un peu de téléréalité mâtinée de conseils pratiques et des talk-shows où chacun est encouragé à continuer de penser ce qu’on veut qu’il pense. Des talk-shows auxquels les téléspectateurs abandonnent leur libre arbitre en échange de la chaleur utérine d’une rassurante doxa, du doux confort d’un entre soi.
Bobos contre bobeaufs
Quotidien et Touche pas à mon poste s’adressent à des publics en théorie très différents mais qu’en pratique tout rassemble. Les bobos pour Yann Barthès et les bobeaufs pour Cyril Hanouna. Les petits-bourgeois-bohèmes pour l’un, les petits-bourgeois beaufs, pour l’autre – les prolos, eux, regardent les jeux, leur seul espoir de devenir riches un jour.
D’un côté le ricanement suffisant et un peu coincé, de l’autre le rire hystérique à grand coup de claques sur les cuisses. A l’image des deux animateurs-vedettes. Yann Barthès s’habille comme un premier de classe à moitié décontracté: cravate et veston en haut, jeans et baskets en bas. Cyril Hanouna a le look cadre moyen au deux tiers décontracté: blousons, t-shirt, pull, mais uniquement de marques à la mode.
Les deux faux ennemis règnent sur une cour de chroniqueurs, de chroniqueuses et de journalistes coulés dans le moule et soumis, une «bande», comme on dit désormais non plus dans les banlieues mais dans les salons. Et ça bavarde, ça plaisante, ça donne des leçons. Chez Hanouna, c’est le monde de la télévision et les people dont on se moque, tandis que chez Barthès on asticote les people et le monde politique.
La politique pour les potaches
Pendant les élections législatives françaises, les équipes de Quotidien ont cherché les candidats portant des noms «qui font marrer»: Myriam Santhune, Valérie Lacroute, Michel Labitte, Annick Lepetit. Avant ça, Yann Barthès avait trouvé «marrant» d’agiter un flacon de médicaments à chaque fois qu’il passait un extrait montrant Marine Le Pen, selon lui sous antidépresseurs après sa défaite aux présidentielles. De quoi satisfaire les bobos, ravis qu’on les conforte dans leur manichéisme politique.
Yann Barthès montrant l'affiche d'un candidat au nom «marrant».
Chez Cyril Hanouna, ce sont les autres émissions de télévision qui sont essorées, décortiquées, sommées de faire moins de ceci ou plus de cela. Aux yeux des chroniqueurs de Touche pas à mon poste, la meilleur émission n’est autre que la leur et l’animateur le plus génial, le plus extraordinaire, le plus fantastique est Baba (le surnom d’Hanouna), leur chef, leur patron, celui qui les paie entre 200 et 1000 euros par émission. Et les bobeaufs, qui aiment tout ce qui brille, applaudissent à tout rompre.
La paille et la poutre
Dans les deux émissions, on pratique le montage vidéo à charge, utilisant les images pour justifier le préconçu, quitte à les manipuler. Dans les deux émissions on aligne les poncifs du moment. Dans les deux émissions on s’agite pour que tout le monde reste bien calme, à la maison, lobotomisé mais content.
Plus que leurs animateurs ou que les chaînes qui les diffusent, ce sont surtout les deux publics de Quotidien et de Touche pas à mon poste qui se détestent. Parce qu’ils voient chez l’autre ce qu’ils ne veulent pas voir chez eux.
Salaud et prétentieux
Pour les uns, Hanouna est un salaud parce qu’il a révélé que Stéphane Guillon gagnait 10 000 euros par chronique dans Salut les Terriens. Les bobos ont difficilement supporté d’apprendre que leur directeur de conscience reçoive chaque semaine neuf SMIC mensuels pour une chronique de 10 minutes. Ce qui le place, financièrement, plutôt du côté des méchants riches que de celui des gentils pauvres, que d’ailleurs il ne connaît pas.
Pour les autres, Barthès est un prétentieux parce qu’il a, par tweet, encouragé l’animateur de Touche pas à mon poste à «get a life», «s’acheter une vie». Ce qui a renvoyé tous les «chéris» (oui, Hanouna appelle ses téléspectateurs «mes chéris»!) à leur propre condition: assis sur un canapé et hypnotisés par la télé quatre heures par jour (précisément 3h52 en moyenne en France, 2h55 en Suisse romande). Il y a en effet mieux en matière de vie.
Entre soi et politiquement correct
La seule différence entre les deux émissions tient à leur posture morale. A Touche pas à mon poste, elle est très souple et s’adapte en toutes circonstances, du moment que les téléspectateurs restent captifs sur la chaîne, avalant la publicité sans rechigner. A Quotidien, c’est plus crispé. L’animateur et les chroniqueurs sont persuadés d’être du bon côté, celui des gentils. Persuadés qu’en traitant et montrant, par exemple, les lepénistes comme des demeurés, ils font œuvre de résistance, qu’ils sauvent la démocratie et tout le toutim. Et comme de Libération à Charlie Hebdo, en passant par tous ceux qui pratiquent la bonne pensée, c’est le même monde, Cyril Hanouna est honni par le politiquement correct. Honni pour de mauvaises raisons puisque lui-même est très politiquement correct et que, comme Yann Barthès, seuls lui importent sa carrière et son salaire, son égo de petit baron du PAF.
Le plateau carnavalesque de «Touche pas à mon poste».
Deux styles, une même mission
Il n’empêche que c’est Hanouna qui a des problèmes avec le CSA, pas Barthès. Alors que si le premier s’est tiré une balle dans le pied avec ses gags téléphoniques au détriment d’homosexuels, le second n’est pas en reste du côté de la caricature «stygmatisante» (lire encadré Dérapages plus ou moins contrôlés).
A droite, Cyril Hanouna, employé par le Groupe Canal+, à qui appartient C8. A gauche, Yann Barthès, employé par le Groupe TF1, à qui appartient TMC. Deux dociles amuseurs très bien payés, pour une seule mission: maintenir les gens qui les regardent dans un état d’abêtissement proche du coma intellectuel.
Vous n’êtes obligés de regarder ni l’un ni l’autre.
Touche pas à mon poste, du lundi au vendredi, de 19h10 à 21h10, sur C8
Quotidien, du lundi au vendredi, de 19h20 à 20h55, sur TMC
Dérapages plus ou moins contrôlés
Hanouna homophobe?
Le 18 mai dernier, Cyril Hanouna animait Radio Baba, un prime time se déroulant sur le plateau de Touche pas à mon poste. Au milieu des rires gras du public et des chroniqueurs, il a piégé téléphoniquement des homosexuels répondant à une fausse annonce publiée sur un site spécialisé. Dès le lendemain, les réactions outrées se sont succédé, dénonçant l’homophobie de l’animateur. Celui-ci a eu beau faire son mea culpa, s’excuser de toutes les manières possibles, s’expliquer, rien n’y a fait. Le jugement était rendu avant même que débute le procès. Charlie Hebdo l’a caricaturé en hémorroïde sur sa Une, le CSA a été interpellé, la nouvelle secrétaire d'Etat chargée de l'égalité entre les hommes et les femmes, Marlène Schiappa, l’a convoqué à l’Elysée. Comme punition, TPMP a finalement été privé de publicité pendant trois semaines. PAN SUR LA TÊTE! La sanction du CSA ne concerne pas la séquence soupçonnée d'homophobie mais deux autres séquences: "manipulation" d'un chroniqueur en novembre 2016 et, un mois plus tard, pour avoir conduit une chroniqueuse "à poser la main sur son sexe".
La séquence incriminée: Cyril Hanouna sur le plateau de «Radio Baba», piégeant téléphoniquement des homosexuels ayant répondu à une fausse annonce publiée sur un site spécialisé.
Barthès raciste?
Le mardi 30 mai, dans Quotidien, un journaliste, Etienne Carbonnier, présente Mardi transpi, l’actu chaude des gens en short. Le sujet concerne le public du Grand Prix de Formule E de Paris mais se concentre presque exclusivement sur un homme de couleur en état d’ébriété. L’équipe s’en gausse: «Il est 8h du matin et il est encore bourré, ah ah ah. Il sort de boîte, ah ah ah». La séquence est tirée en longueur, le type essaie maladroitement de draguer des filles sous l’œil goguenard de la caméra. Sur le plateau tout le monde rit du Noir bourré. Les lepénistes ont dû être ravis: c’était la caricature idéal de l’homme noir, alcoolique, ne pensant qu’à s’amuser et à draguer les blanches. Si ces images avaient passé sur Touche pas à mon poste, il est certain que SOS racisme aurait porté plainte, que Libération en aurait fait sa une et que les réseaux sociaux se seraient enflammés pour en dénoncer l’ignominie. A la fin de la séquence, retour sur le plateau. L’homme filmé ivre est dans le public. Yann Barthès lui demande, sur un ton condescendant: «Merci de continuer ma phrase… L’abus d’alcool est… » Et l’homme, bien briefé, de répondre: «dangereux pour la santé». Applaudissements. Père Barthès opine du chef, comme satisfait d’avoir éduqué un sauvage de plus.
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