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Média indocile – nouvelle formule

Chronique

Chronique / Ô Jérusalem


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S 'ouvrir à la surprise de la redécouverte littéraire, artistique; changer de longueurs d’onde, prendre du champ, bref: se montrer in#actuel. Autrement dit, indocile. Une autre façon encore d’aborder l’actualité.



Il y a un siècle, presque jour pour jour, le 11 décembre 1917, le général britannique Sir Edmund Allenby entrait à Jérusalem par la porte de Jaffa. A pied, sans arme. Depuis, combien de drames, combien de guerres, combien de sang versé? En cent ans, le Proche-Orient n’a pas cessé d’être une plaie ouverte. Conséquence notamment du partage entre l’Angleterre et la France des dépouilles proche-orientales de l’Empire ottoman, à la suite de l’accord Sykes-Picot, dont sont toujours issues les frontières dans cette partie du monde. Et dont l’une des pierres d’achoppement demeure le sort de la ville sainte, ainsi que le montre encore la crise actuelle ouverte avec la décision américaine de reconnaître unilatéralement Jérusalem comme capitale de l’Etat hébreu.

Ce même 11 décembre 1917, parmi les officiers entourant Allenby, il y a un certain lieutenant-colonel Thomas Edward Lawrence (1888-1935). Celui que la presse, à la suite de Lowell Thomas, va bientôt appeler The Uncrowned King of Arabia et qui n’est pas pour rien dans la défaite des Turcs. C’est lui qui a contribué à fédérer les tribus arabes et les a menées à la victoire aux côtés de Fayçal ibn Hussein – dont la famille règnera plus tard sur la Jordanie. La légende du jeune officier, il n’a pas 30 ans, est en train de naître et qui perdure encore aujourd’hui.

Costume arabe de T. E. Lawrence. © Ashmolean Museum, Oxford

Ainsi, à Jérusalem même, je me souviens avoir vu le nom de Lawrence gravé sur une plaque de cuivre, à côté de celui d’Allenby et de Glubb Pacha, commandant de la Légion arabe lors de la guerre israélo-arabe de 1948, dans le bar de l’American Colony. Le célèbre hôtel de Jérusalem-Est, l’un des plus beaux du monde, où j’ai séjourné à plusieurs reprises. Il y a eu bien sûr le fameux film de David Lean (1962) avec Peter O'Toole, Omar Sharif et Anthony Quinn. Et il y a les livres: il ne se passe pas une année sans que paraisse un nouvel ouvrage, tant le personnage de «Lawrence d’Arabie» continue de fasciner.

Et pourtant, tout chez Lawrence semble relever de l’expression la plus achevée de l'impérialisme britannique. A commencer par ce mélange de haute culture, héritée des Public Schools, et de propension à l'action clandestine dans laquelle se complaît son maître D. G. Hogarth. A croire que Cambridge et Oxford ne sont que des dépendances du Military Intelligence! Et des fouilles syriennes entreprises par Lawrence à Carchemish, sous la direction de Hogarth, au Bureau arabe du Caire, il y a plus qu'une continuité.

Après le vertige ébloui du songe, la lente dépossession de soi

Sauf que ramener la trop brève trajectoire de Lawrence – il a 47 ans lorsqu'il se tue à moto – à la légende – mais est-elle entièrement fausse? – c'est manquer ce qu'elle comporte de sombre. Tenir pour vérité ce qui n'est que posture, masques successifs. Or à ce jeu-là, ses multiples identités en témoignent, Lawrence était passé maître. Faut-il y voir la conséquence de la bâtardise dont il souffrit tellement? Voilà en tout cas qui suffit déjà à le distinguer de ses condisciples d'Oxford et de ses pairs de l'état-major d'Allenby. Comme devrait nous alerter ce besoin incessant de rompre, en perpétuel porte-à-faux avec soi et autrui, malgré les efforts désespérés de Lawrence pour se fondre dans la multitude.

Au-delà du désir d'action, ce «rêve les yeux ouverts» dans lequel Lawrence se jette, c'est en effet bien d'une irrépressible quête de soi qu'il s'agit. Doublée d’un besoin, quasi masochiste, d'anéantissement qui le conduit à se réfugier dans l'anonymat d’une caserne de la RAF sous le nom de Shaw. Non sans toutefois avoir écrit ce chef-d’œuvre absolu que sont Les sept piliers de la sagesse, récit de son action. Mais qui ne le satisfera jamais: «Ecriture de journaliste, mots de seconde classe», dira-t-il. Pénitence après l'effondrement du rêve arabe et sa trahison – le grand royaume promis ne verra jamais le jour? Autopunition après le viol de Deraa par des soldats turcs? Ou, plus banalement, après l'exaltation du moi au miroir trompeur des espaces vierges et infinis, tentative tout aussi désespérée de ressaisissement de l’être au plus noir de l'humaine condition? Après le vertige ébloui du songe, la lente dépossession de soi.

Qu'on est loin soudain de l'imagerie, qui dépeint Lawrence sous les traits des héros de Rudyard Kipling ou, à l'inverse, en fait un quelconque pourvoyeur de terres d'empire! Et puis, il y a l’extraordinaire préscience qui fut la sienne à l'endroit d'une portion de planète devenue le champ clos de toutes les passions de son siècle. Et du nôtre.


T.E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, Petite Biblio Payot, 2017


Précédemment dans Bon pour la tête

Jérusalem au regard de l’histoire, loin des slogans, par Jacques Pilet


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