Culture / Passer le flambeau de l'insoumission
Documentaire primé au dernier Festival de Soleure, «Autour du feu» de Laura Cazador et Amanda Cortés, réunit les anciens membres de la dite «Bande à Fasel» et des jeunes militantes anticapitalistes d'aujourd'hui pour comparer leurs idées et leurs expériences. Au-delà de son dispositif minimaliste, un film qui pose des questions essentielles à notre démocratie.
Malgré son Prix Visioni pour la première ou deuxième œuvre obtenu à Soleure, Autour du feu n'est pas le genre de film que l'on court voir spontanément, tant son programme paraît modeste: regarder et écouter des gens qui discutent autour d'un feu. Et à vrai dire, entre soupçons de naïveté et de maladresses, le début n'est pas forcément de nature à rassurer. Pourtant, on est bientôt pris, preuve d'un film bien mieux pensé et réalisé qu'on ne l'aurait cru. Mieux encore, on en sort très content d'avoir assisté à ces échanges – déjà parce que les personnes à l'écran ne sont pas n'importe qui.
Les plus âgés se souviendront sûrement de cette Bande à Fasel qui défraya la chronique par ses attaques à main armée à la fin des années 1970 du côté de Fribourg et de Neuchâtel, de ses arrestations, condamnations et évasions la décennie suivante. Plutôt que de retracer simplement leur histoire dans une perspective historienne, les autrices ont eu l'idée de faire dialoguer ces deux «gangsters anarchistes» rangés des voitures, Jacques Fasel et Daniel Bloch, avec trois jeunes militantes anticapitalistes anonymes, engagées respectivement dans la ZAD du Mormont, le mouvement écologiste Extinction Rébellion et un collectif antiraciste. Une mise en relation qui s'est imposée comme la meilleure approche pour les autrices Laura Cazador et Amanda Cortés.
Une flamme latino-helvétique
«Pour nous, leur histoire faisait écho à la vague de mouvements de contestation qu'a connu la période avant le COVID, du Chili aux Gilets Jaunes. Notre première rencontre a eu lieu en 2016, puis on s'est mises à les enregistrer, sans forcément savoir ce qu'on allait en faire», nous racontent-elles en parfaite complémentarité, au café, sans qu'on sache bientôt plus trop à qui attribuer quelle phrase. Leur projet, finalisé au retour du tournage d'Insoumises, n'enthousiasme pas nos instances subventionneuses. «Malgré un producteur sérieux qui nous a soutenues sans faille, Mark Olexa de Dok Mobile, l'Office Fédéral de la Culture nous a refusé l'aide à l'écriture puis celle à la réalisation. Et cela n'a pas été mieux aux autres guichets, sans qu'on puisse vraiment savoir où cela coinçait.» A l'arrivée, c'est un crowdfunding qui leur a permis de réaliser le film, avec pour finir quand même une petite aide fédérale à la postproduction qui leur a en particulier permis de payer les droits d'images d'archives TV.
Pas dupes, elles devinent leur sujet trop politique et la crainte d'un manque de recul, vu leurs propres convictions de gauche. Mais Laura et Amanda ne s'en plaignent pas: l'attente et les refus leur auront permis de trouver ce concept minimal à forte valeur symbolique: une nuit (en fait, ce furent trois nuits de tournage à l'été 2021), une forêt (principalement celle du Chasseral, ancien terrain de repli de la Bande à Fasel) et un feu (seule source de lumière, nécessitant une surveillance constante), sans oublier des deux messieurs d'un certain âge confrontés à trois jeunes femmes (un garçon, aussi prévu, s'est désisté pour cause de COVID). Le tandem a aussi pu accéder à la demande de ces dernières de rester masquées, autant par refus idéologique d'assumer une quelconque position de leaders que pour éviter une identification trop facile.
La violence en question
Assez tôt, on arrive à la question centrale de la violence, fatale à la bande aussi appelée plus affectueusement «Les Robins des Bolzes» du côté de Fribourg: leur première action d'éclat pour financer leur activisme gauchiste s'était en effet soldée par la mort d'un convoyeur de fonds. Même devenu un non-violent convaincu, Fasel ne peut s'empêcher de minimiser leurs actes à main armée tandis que Bloch, dont on sent plus la colère rentrée, tente toujours une justification théorique. Du côté de la jeunesse, où l'on se réclame d'une forme plus pacifique de désobéissance civile, la violence est un interdit parfaitement intégré: pas de mise en danger de la vie humaine, seuls des dégâts matériels sauraient être à la limite tolérés dans une mise en balance des moyens et des buts – et encore. Sur cette question épineuse, il reste des désaccords des deux côtés.
Par contre, l'entente est vite retrouvée dès qu'il s'agit de la violence «légitime» de l'Etat, unanimement dénoncée par ces jeunes et moins jeunes qui ont osé la défier, sans oublier les deux cinéastes elles-mêmes, passées autrefois par des manifs contre la guerre en Irak ou anti-G8. «Mobiliser des robocops suréquipés et armés contre de simples manifestants qui demandent plus de justice est totalement disproportionné», plaident-elle. «Actuellement, tout va dans le sens d'une criminalisation des militants, à l'image de ces MPT – mesures policières de lutte contre le terrorisme – adoptées en 2021. On a trop vite fait de qualifier de «terroriste» des militants qui ne font que s'opposer pacifiquement à la destruction d'un écosystème ou contester les affaires douteuses d'une banque!»
Même concernant la Bande à Fasel, on oublierait de relever l'ironie que les deux compères se sont connus en prison, Fasel pour objection de conscience et Bloch pour refus de grader après avoir bien appris les techniques violentes de l'armée... A l'accusation de ce dernier, dans le film, qu'on réprimera toujours plus durement une violence de gauche, parce qu'elle remet en cause le système, qu'une violence de droite, dirigée en général contre des minorités, l'une des cinéastes ne peut qu'acquiescer («C'est une évidence, et c'est pareil pour la corruption, non?») tandis que sa consœur préfère ne pas se prononcer – rare moment de divergence. Quant à l'évolution technologique, elle n'aurait fait que limiter encore plus le rayon d'action des jeune militants d'aujourd'hui, qui ne rêvent plus de Révolution comme autrefois et se concentrent plutôt sur des objectifs à la fois plus réduits et concrets: de plus en plus, la surveillance prend le dessus sur l'espace de liberté un instant offert par l'Internet et les réseaux sociaux.
Le cinéma au secours des médias
C'est logiquement dans ce contexte qu'elles envisagent leur propre rôle et celui du cinéma. «Pour nous, il s'agissait de donner la parole à ces insoumis et de les laisser s'exprimer sur une autre durée que les quelques minutes qu'on leur accorde généralement. Nous avons aussi voulu tisser un lien entre les époques et les générations, faire ressortir les points communs et les différences.» Et à leurs yeux, cela serait largement aussi à même de susciter un questionnement chez le public que d'opposer un temps de parole égal accordé au camp adverse. «C'est notre luxe en tant que cinéastes. Après tout, Fasel et Bloch ont payé par leurs lourdes sentences de prison. La loi et la justice se sont déjà exprimées. Il nous a paru plus utile d'écouter où ils en sont aujourd'hui et d'apprendre de leur expérience. A travers ce film, nous avons voulu remplir une sorte de devoir de mémoire, rappeler une histoire qui méritait de ne pas être oubliée.»
Et si cette histoire peut aider à une jeunesse inquiète et révoltée à trouver sa voie pour une contestation moins contre-productive, ce sera encore mieux. Tout plutôt que l'indifférence et le consentement apathique, semble conclure cette riche discussion nocturne qui se clôt par une citation de Dom Helder Camara: en substance, que sur trois différentes formes de violence, institutionnelle, révolutionnaire et répressive, il est parfaitement hypocrite de ne stigmatiser que la deuxième.
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