Culture / Et si l’enfer, c’était soi, tel que l’autre nous perçoit?
Alors que son polar «Les abricots de la colère» vient d’être réédité par BSN Press deux ans après sa parution, Antonio Albanese publie aux éditions BSN Press /Okama un roman noir intitulé «Le complexe d’Eurydice». Il y transpose le mythe d’Orphée et Eurydice à un couple qui se forme sur un malentendu, une plaisanterie du narrateur prise au sérieux par la femme qu’il convoite et qui devient immédiatement déterminante de la manière dont elle le perçoit. Au point que le héros n’a d’autre choix pour lui plaire que de se conformer de plus en plus à cette projection mentale jusqu’à perdre complètement son identité et ses valeurs propres.
A partir de cette excellente idée de départ, l’auteur nous emmène dans une descente aux enfers à la progression très crédible et maîtrisée, en traitant au passage le thème à la fois intemporel et très actuel de la violence conjugale. Mais pas à travers le point de vue de la victime comme les nombreux autres écrivains qui s’en sont emparés. Car si l’angle habituel permet de dénoncer, condamner sans appel et rallier sans peine l’adhésion du lecteur, et plus encore de la lectrice, il n’aide guère à comprendre comment on peut entrer dans un tel engrenage, ni à saisir l’ambivalence des sentiments qui animent les protagonistes de cette danse tragique. Antonio Albanese en revanche décortique parfaitement le mécanisme.
Ses deux derniers romans présentent quelques similitudes: ils traitent tous deux la question très actuelle des féminicides en s’appuyant sur des références classiques, un mythe de la Grèce antique et un Nobel de littérature. Le premier amour du narrateur joue un rôle prépondérant dans chacun de ces deux livres. Et l’enjeu principal est finalement la question de l’identité profonde. Dans quelle mesure se laisse-t-on façonner par les attentes supposées d’autrui, par les rencontres et par les gestes qu’on accomplit?
Outre l’histoire bien sûr, c’est le ton qui les distingue fondamentalement. Si le dialogue qui s’installe avec le lecteur à travers les notes de bas de page et les comparaisons truculentes qui imagent la narration confèrent une note humoristique au polar, on bascule dans la tragédie avec Le complexe d’Eurydice.
La relation amoureuse y est présentée comme un miroir déformant. A l’instar des réseaux sociaux: «En la regardant faire défiler les pages sur son smartphone, je comprenais mieux ce qui semblait lui plaire. Parfois, elle me prenait à témoin: "Je devrais mettre cette petite robe rouge plus souvent, j’ai déjà reçu 150 likes pour la photo que tu as faite l’autre soir." Quand elle prenait elle-même une photo, elle arrangeait les détails, la mise en scène, en la faisant correspondre à la connaissance qu’elle avait de son public. Dans un sens, elle s’attachait à ressembler à l’image que les autres voulaient avoir d’elle, image qu’ils façonnaient à coup de j’aime. Plus cette image se conformait, plus elle recevait de récompenses, dans une boucle récursive que n’aurait pas désavouée Pavlov. Cette dictature de l’opinion des autres n’était pas très différente de ce qui caractérisait depuis trois mois la nature de notre relation.»
Tout au long du récit, on voit le narrateur se débattre contre lui-même et contre le piège dans lequel il s’empêtre comme un moustique dans une toile d’araignée. Extrêmement lucide, il teste différentes solutions qui ne feront qu’aggraver la situation sans jamais se résoudre à chercher de l’aide à l’extérieur. Car loin d’être un monstre, le personnage est un parfait produit de notre époque dont il partage les valeurs, un maître des écoles tout ce qu’il y a de plus ordinaire et assez conformiste. Et c’est là le génie de l’auteur que de nous le montrer aussi effaré que nous par ce que la situation l’amène à faire.
Et quand le confinement imposé pendant la pandémie enferme le couple dans un huis clos toxique, la spirale infernale s’accélère encore.
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