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En 2015, quand s'est abattue sur l'Europe la gigantesque vague des migrations venues d'Afrique et du Moyen-Orient, une grande partie des migrants s'est retrouvée bloquée en Serbie, à la porte sud de l'Union européenne. Depuis huit ans maintenant, la Serbie est ainsi devenue, à son corps défendant, une plaque tournante où des réseaux de passeurs s'enrichissent pour permettre à des Syriens, des Afghans ou des Africains de rejoindre l'UE.



C'est une histoire dont je tairai le nom des protagonistes pour des raisons qui vous seront vite évidentes. Ce jeune ami belgradois devait se rendre en Autriche pour ses études. Comme il le fait souvent, il fait appel à une plateforme de covoiturage, populaire à travers toute l'Europe. Le matin du transport, le chauffeur le contacte pour lui dire qu'il doit annuler son voyage. Dépité, mon ami trouve malgré tout sur la plateforme une alternative. Un jeune chauffeur lui propose la même course, le même jour et pour le même prix, dans une camionnette. Mon ami, accompagné de deux camarades d'études, accepte l'offre et retrouve le chauffeur et sa camionnette dans Belgrade. Tous les quatre font alors route vers l'ouest. Le trajet se passe sans problème. A la frontière croate, les douaniers interrogent le chauffeur et inspectent le véhicule et ses occupants, comme il se doit. C'est en arrivant près de Zagreb que mon ami dresse l'oreille, alarmé. Il a entendu une voix. 

Il attend quelques minutes, puis il entend à nouveau la même voix. Une voix de jeune homme qui parle une langue étrangère, mais qu'il reconnaît comme étant probablement du turc. Alors il s'adresse au chauffeur et lui intime l'ordre de s'arrêter immédiatement au bord de la route. Tout d'abord, celui-ci fait mine de ne pas comprendre de quoi il s'agit. Mon ami insiste, d'une voix menaçante. Au bout de quelques minutes, le chauffeur est obligé d'admettre l'impensable: des clandestins sont embarqués à bord de la camionnette, planqués sous une plaque de métal, sous les bagages. Mon ami est d'abord saisi par la panique. Il est jeune et pas très baraqué et ses deux amis le sont encore moins. Le chauffeur, lui, fait deux mètres au garrot et a énormément à perdre d'une confrontation. Rien ne le retient de prendre une route de campagne et de se débarrasser par la violence de ces voyageurs importuns. Mais mon ami comprend que le chauffeur est lui-même blême de peur. Le trafic d'êtres humains est un crime très sévèrement puni par la loi dans toutes les juridictions, et de cinq ans de réclusion minimum en Serbie. 

La première tentative du chauffeur consiste à implorer la pitié. Il explique que ces deux gaillards ont fui la guerre et n'ont d'autre espoir que lui pour les transporter en Europe. Il se présente comme une forme d'organisation humanitaire officieuse, mû par le désir d'aider. Mais cette explication ne peut tenir étant donné que les deux clandestins parlent turc et ne peuvent par conséquent fuir aucune guerre.

Enfin le chauffeur admet qu'il ne sait pas très bien d'où ils viennent et qu'il ne fait qu'exécuter une mission sur commande. C'est manifestement un plan bien rôdé qu'il exécute plusieurs fois par mois. Il a créé un espace sous les bagages où deux hommes peuvent se tenir couchés côte à côte, à condition de ne rien dire et de ne pas bouger pendant 10 heures. En se souvenant du passage à la douane, mon ami comprend que le contrôle n'a pas été trop zélé. Il ne peut s'empêcher de soupçonner une collaboration secrète. Le chauffeur explique qu'il doit livrer son précieux cargo en Allemagne, et qu'il touchera 2'700 euros par personne. Mais il insiste pour conduire les trois passagers en Autriche, gratuitement, par reconnaissance de leur discrétion.

Mon ami ne sait pas du tout comment réagir et ses deux camarades non plus. Il y a d'un côté le crime évident qui est en train d'être commis sous leurs yeux, et dont une police européenne pourrait les tenir complices. Mais il y a d'un autre côté deux jeunes hommes qui ont absolument tout risqué pour se retrouver dans cette camionnette et fuir leur pays pour rejoindre l'Union européenne. Les trois voyageurs exigent alors du chauffeur un moment de réflexion. Et ils décident enfin de continuer leur route comme prévu et de ne pas avertir la police.

Encouragé par cette décision le chauffeur leur propose alors un marché: «Vous allez avec moi jusqu'en Allemagne, et je vous donne à chacun 100 euros». Considérant qu'il va lui-même toucher 5'000 euros nets après les frais, cette offre ne peut se comprendre que si l'on introduit dans l'équation la présence d'un organisateur auquel il est redevable financièrement, qui ne prend aucun risque et qui, lui, touchera le pactole. De ces 5'000 euros, le chauffeur ne touchera probablement qu'une petite portion. Et c'est donc sur cette portion qu'il est prêt à payer 300 euros, car il a bien compris que l'allure proprette des trois étudiants belgradois le protège. Jusqu'à ce que sa chance tourne et qu'il finisse en prison.

Un autre ami, attablé avec nous, raconte alors sa propre histoire. Il vient d'un petit village du sud de la Serbie. Et il se souvient qu'en 2015 et 2016, lors de la première vague massive de migrants venus de Syrie, il était devenu tout à fait courant pour les villageois de prendre une voiture, de la remplir de migrants, de jeter sur eux une maigre couverture et de les emmener en Hongrie, en graissant au passage les douaniers pour ne pas se faire embêter. Ce petit marché a duré plusieurs mois avant que l'Europe y mette fin, contraignant la Hongrie à construire d'immenses barrières à sa frontière sud. C'est ainsi qu'est né ce nouveau marché des camionnettes à double fond, encore plus rentable mais bien plus risqué, et dont l'ampleur est impossible à calculer avec précision.

Ces petits trafics sordides ressortent de l'éternel ordinaire. Ils sont aussi vieux que les migrations, qui sont aussi vieilles que l'humanité. Ayant toujours échoué à s'exprimer d'une seule voix sur ces questions centrales, Bruxelles continue de laisser les pays qui sont en première ligne élaborer leur petite cuisine sur le sujet. C'est ainsi que l'Italie, la Grèce, la Hongrie et la Croatie ont toutes des règlements différents et traitent les migrants d'une façon distincte, alors même qu'elles font toutes partie de l'Union. Cette politique, ou cette absence de politique, ne diminue nullement le flux migratoire, mais permet la diffusion de la responsabilité de cet échec sur une grande quantité de pays et d'acteurs institutionnels. Cette pusillanimité permet alors à des pays comme la Serbie de profiter cyniquement de ces innombrables tragédies humaines, au vu et au su de Bruxelles qui s'en lave les mains.

Mais ces traffics sont également rendus possibles par la situation économique et sociale de la Serbie. Dans ce pays où la corruption détruit de l'intérieur l'ascenseur social, où les salaires, surtout en dehors des villes, sont ridicules et l'inflation galopante, les perspectives d'avenir sont lugubres pour les jeunes. C'est ainsi que depuis dix ans la Serbie perd plus de 50'000 habitants par année – presque 1% de sa population – évidemment jeunes et éduqués pour la plupart. Le chauffeur de cette camionnette fait lui-même partie de cette population qui n'a qu'un seul rêve, que partagent ses deux passagers clandestins: aller vivre et travailler dans l'Union européenne. Et comme il n'a probablement ni les contacts, ni les diplômes nécessaires à son départ, il se rabat sur toutes sortes de trafics et d'expédients pour s'offrir une vie à peu près normale.

On entend souvent répéter que le rêve européen s'est évanoui, que plus personne n'y croit. Pourtant ce rêve vit et se transmet à travers des pays entiers. Mais ces pays ne sont pas en Europe. C'est en-dehors de l'UE en effet, dans des pays où la vie est difficile, comme en Serbie, ou impossible, comme en Syrie, que le rêve européen existe et enflamme les imaginations. L'Europe, ce ne sont pas des règlements, ou des lois, ou des fonctionnaires, ou des centres historiques bien proprets. L'Europe, c'est un jeune criminel qui prend tous les risques pour passer des migrants à travers des frontières, tout en transportant de jeunes étudiants qui quittent, sans regrets, leur pays corrompu.

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