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Analyse

Analyse / Non, le français n'est pas en danger, oui, la langue peut être un outil de pouvoir


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Les lamentations concernant la dégénérescence du français ne datent pas d’aujourd’hui. Jeunes, provinciaux, pauvres, colonisés... il y a toujours quelqu’un que les élites accusent de maltraiter la langue, confondant souvent celle-ci avec les règles de l’orthographe ou de la syntaxe. Mais au-delà des réflexes conservateurs, le langage, lui, déborde souvent du cadre, tandis que la langue peut être outil de pouvoir et de domination. Trois livres proposent d’utiles réflexions sur le sujet.



«Nous, linguistes, sommes proprement atterrées par l’ampleur de la diffusion d’idées fausses sur la langue française. (…) Les discours évaluatifs, qui indiquent ce qui serait "correct", saturent quasiment l’espace éditorial et médiatique contemporain, incitant à réduire toute réflexion sur la langue à la recherche simpliste des formes sans faute. (…) L’accumulation de déclarations catastrophistes sur l’état actuel de notre langue a fini par empêcher de comprendre son immense vitalité, sa fascinante et perpétuelle faculté à s’adapter au changement, et même par empêcher de croire à son avenir! Il y a urgence à y répondre.» C’est certain, le Tract Gallimard des Linguistes attérées ne va pas plaire à celles et ceux qui sacralisent la langue française et s’offusquent – depuis des siècles – que des malappris l’ayant mal apprise la malmènent, la transforment, la triturent, jouent avec, inventent, ne respectent ni sa grammaire ni son orthographe, se fichent de la bienséance, fassent la nique aux bourgeois, libèrent les mots et les phrases, se libérant ainsi eux-mêmes des convenances et de l’ordre établi.

Le français va très bien

Le français va très bien, merci, est l’œuvre de dix-huit linguistes francophones, français, belges, canadiens et suisses. Ils revisitent dix idées reçues concernant le français et présentent trente propositions pour contrer les discours alarmistes et soutenir le français comme langue vivante.

Une de ces idées reçues est que «les linguistes sont des laxistes pour lesquels tous les usages se valent». Ce à quoi les auteurs répondent en précisant que «les linguistes sont les scientifiques de la langue». Ils ne font ni la morale ni de l’idéologie, et pour eux, «la norme puriste n’est autre chose qu’un discours sur la langue, un objet d’étude en tant que tel, et non la vérité sur la langue». Une langue qui, ne l’oublions pas, se pratique énormément à l’oral: «la moitié des langues humaines sont sans tradition écrite (…), l’oral reflète un usage plus spontané et permet de voir les évolutions en cours».

Les linguistes attérées expliquent aussi que le français n’appartient pas à la France, qu’il n’a jamais été homogène et que «le standard unique est un mythe». Qu’il n’est pas non plus «envahi» par l’anglais – spoiler, par exemple, n’est pas un verbe anglais mais français, eh oui! De toute manière, «le mélange, l’impur sont signes de vitalité pour une langue. Le séparé, le pur, une vue de l’esprit, un idéal, une langue statufiée.»

Concernant l’orthographe, les auteurs rappellent d’abord qu’«il ne faut pas confondre langue et orthographe». Ensuite, que celle du français est particulièrement complexe et pas forcément logique. «Si notre orthographe ne parvient pas à faire peau neuve, c’est parce qu’elle est devenue un marqueur social extrêmement puissant qui donne l’illusion de pouvoir juger des facultés linguistiques de quelqu’un sans entrer dans la complexité de la syntaxe, du vocabulaire ou de tout ce qui constitue la véritable qualité d’un texte écrit.»

Sinon, on apprend encore dans ce tract, en vrac, que «depuis l’apparition des réseaux sociaux en ligne, on n'a jamais autant communiqué par écrit», que «l’oral a une grammaire qui devrait être enseignée» – et qu’à ce propos, «le français compte au moins quatorze voyelles», dont des voyelles nasales, que «le français n’est pas en "péril" face à l’extension du féminin», qu’on «appelle "glottophobie" l’ensemble des comportements et discours qui visent à rejeter quelqu’un en raison de son langage.» Surtout: «Une langue n’a pas a être protégée dans un zoo ou dans un musée. Il n’existe qu’une seule et unique manière de "massacrer" une langue: c’est de ne pas l’utiliser et de ne plus la transmettre.»  

La langue du capitalisme

François Bégaudeau, lui, n’a jamais dissimulé son opposition au capitalisme et, d’essai en essai, il œuvre à en nommer les travers, les trucs et astuces, à en décrypter les actions. Son dernier livre en date, Boniments, a pour but avoué non pas de démasquer «la langue du capitalisme», mais de la passer «au crible sec de la précision». Il y examine quarante-deux mots, de «libéralisme» à «novlangue», en passant par «inclusion» et «machine à café». Dans l’entrée «risque (prendre son)», par exemple, il explique que «C’est parce que leur existence est sans risque qu’ils [les conservateurs] n’ont que ce mot à la bouche. Analogiquement, l’héritier est le meilleur colporteur de la fable du mérite.» Le ton est donné, les éléments de langage du pouvoir aujourd’hui à la manœuvre vont être décortiqués. «Il se trouve assez souvent que ceux qui prennent leurs risques ne courent aucun risque à les prendre.»

Avec le mot «géo-ingénierie», Bégaudeau s’attaque au technosolutionnisme: «Ce que nous appelons solution est un substitut raisonnable à la déraisonnable révolution. La solution ne s’attaque pas aux causes car les causes c’est nous, et nous n’allons pas nous attaquer nous-même. (…) Ce que nous appelons solution est un projet de résolution du problème par les moyens qui l’ont créé.» C’est limpide. Avec «Trottinette», il donne une définition intéressante du bobo: «Evaporé en bobo, le bourgeois ne se définit plus par une définition sociale et la position idéologique connexe, mais par une attitude. Non plus un niveau de vie mais un mode de vie.» Voilà qui change du concept marxiste de rapport de production. «Edutech» permet, entre autres, à l'auteur de revenir sur les éléments de langage du gouvernement français lors de la réforme des retraites: «Lorsqu’un projet de loi rencontre une opposition, un gouvernement paternaliste est convaincu que cette loi nécessaire a juste été mal expliquée, et qu’il suffit de faire de la pédagogie pour apaiser la contestation. On éduquera les masses à comprendre qu’une loi qui leur nuit leur profite»; ce qui est également une grande spécialité suisse.  

Mais c’est avec «novlangue» que François Bégaudeau précise le fond de sa pensée. «Le capitalisme n’émet pas exactement une propagande, il émet des leurres, et ces leurres ont une certaine consistance. (…) Les marchands ne mentent pas en disant qu’ils créent de la valeur, créent de la richesse. Ils oublient juste de préciser que cette richesse leur revient. (…) Aussi vrai que la marchandise contient une partie de ce qu’elle promet, la langue des marchands dit un peu ce qu’elle dit. C’est par là qu’elle embrume, qu’elle enfume. Elle nous enfume de n’être jamais un total enfumage.» La langue des marchands, celle qui domine actuellement dans le monde.

Langage et colonialisme

Provincialiser la langue, de la sociolinguiste Cécile Canut, est paru en 2021. Cet ouvrage traite essentiellement de la colonisation française en Afrique, notamment par l’imposition du français «qui reste, soixante ans après les Indépendances, la seule langue officielle des pays anciennement colonisés par la France. (...) La langue imposée par les colons est tout sauf neutre.» Quoi que l’on pense de la colonisation, de l’exploitation des ressources naturelles africaines par d’autres que les Africains eux-mêmes, les faits sont là: c’est également par la langue que se marque et s’obtient le pouvoir, que l’élite assied son autorité. Et il n’est pas besoin d’aller jusqu’en Afrique pour le constater. Dans les campagnes françaises et suisses romandes, le français a petit à petit éradiqué les autres langues, qu’on appelle aujourd’hui de manière un peu péjorative patois ou dialecte.      

Des langues meurent, oui, tandis que d’autres dominent. Mais mortes ou vivantes, elles ne sont que des outils, c’est déjà pas mal, inutile de leur en demander plus. Le langage, lui, déborde largement ce cadre, dépasse résolument les limites qu’impose la langue. «Ce qui fait la vie profonde du langage, explique Cécile Canut, qui est si peu appréhendé par les détenteurs de la norme et les censeurs prompts à décider pour les autres, réside précisément dans le fait que la parole déborde toujours les langues inventées, construites par certains pour contrôler les autres. Les lamentations concernant la crise du français, la perte des francophones, la disparition de la norme n’y changeront rien. La vie du langage réside dans la joie et le jeu qui président à notre rapport à la parole et au corps.»


«Le français va très bien, merci», Les linguistes attérré(e)s, Editions Gallimard, 64 pages.

«Boniments», François Bégaudeau, Editions Amsterdam, 208 pages.

«Provincialiser la langue», Cécile Canut, Editions Amsterdam, 320 pages.             

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Gio 28.07.2023 | 23h07

«Intéressant et informatif, oui, mais que dire sur le fond ?Lorsque je lis de tels propos, rédigés en prenant soin de la norme et dans un jargon certainement pas compréhensible par tous. Les arguments de Cécile Canut définissent tout autant une façon de détenir la norme actuelle, avec de nouveaux outils qui ne remplaceront que les anciens dominants par une nouvelle élite .»


@AndreD 01.08.2023 | 07h52

«Bonjour,
Je vous recommande "malaise dans la langue française" (édition du cerf 2022) et "crises langagières" (édition hermann 2022) afin d'avoir un avis plus nuancé.
»