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J'ai enfin décidé de fermer ma petite galerie de la rue Krunska, au centre de Belgrade. J'y avais organisé des vernissages couronnés d'un indéniable succès, réunissant tout ce qui compte dans la ville. J'y avais diverti des collectionneurs, des conservateurs et des critiques de renommée mondiale. Uli Sigg, l'un des collectionneurs les plus respectés de la planète, a même pris l'avion depuis la Suisse pour honorer à jamais mon humble boutique. Mais les dieux du marché de l'art ont fait leurs bagages et ont déménagé.



Il était temps pour moi de leur emboîter le pas. De nombreuses raisons justifiaient cette décision, à laquelle je songeais dès le début. Dès le premier jour même.

Le soir du premier vernissage de ma première galerie, je suis rentré chez moi dans un état de dépression totale. C'était en mai 2017. L'espace était un ancien entrepôt de plus de 100 mètres carrés de sol en béton, au bord du Danube, avec de hauts murs blancs et cette touche post-industrielle qui met les amateurs d'art en transe. Ce premier vernissage avait pourtant été un succès retentissant, peut-être même le plus réussi que la ville ait jamais connu. Plus de 600 personnes avaient fait le déplacement, ministres, princes, hommes d'affaires, collectionneurs, les plus belles femmes de la ville, ce qui à Belgrade n'est pas un euphémisme. Toute la soirée, j'avais été interviewés par tous les médias. En une seule soirée, j'avais réussi l'impossible: mettre mon nom sur la carte. Pourtant, vers 23 heures, lorsque je suis rentré chez moi, une anxieuse frustration m'avait envahi. Sur les 600 personnes présentes, dont certaines trônaient au sommet de fortunes considérables, aucune n'avait même demandé le prix des œuvres exposées. Mon instinct me murmurait que j'avais ouvert ma galerie au pire moment possible. J'avais lancé un nouveau Blackberry juste au moment de la sortie de l'iPhone. Ce modèle économique, qui existait sous cette forme depuis quelques décennies, montrait déjà des signes alarmants de déliquescence. Et ce soir-là j'ai compris, comme je le craignais déjà, que j'étais condamné à tenir un commerce avec la certitude statistique que je perdrais de l'argent.

Mais je n'ai pas perdu espoir tout de suite. Quelques semaines après l'ouverture, j'ai vendu quelques grands formats, ce qui m'a hélas redonné du courage. Puis j'ai ouvert un nouvel espace, bien plus petit, au centre de la ville. Très vite, j'ai toutefois observé que, même en maintenant les frais de fonctionnement au strict de minimum, les revenus stagnaient. A peu près à la même époque, j'ai commencé à vendre via des plateformes en ligne comme artsy.com et par Instagram. La part des ventes en galerie était encore dominante, mais la tendance favorisait nettement les ventes en ligne. Il était clair que cette tendance rendrait tôt ou tard un espace physique redondant. Il m'a fallu pourtant encore quelque temps pour me défaire de toute illusion. Ce qui commençait par tenter de comprendre les dynamiques étranges et contradictoires qui régissent le fonctionnement d'une galerie.

Gérer une galerie d'art, en effet, ne se résume pas à vendre pour réaliser un profit, du moins pas d'une manière conventionnelle. Il faut investir dans l'espace et dans l'artiste, prouver que l'on suit une sélection vraiment personnelle et produire des expositions de qualité. En tant que galeriste votre premier devoir est envers vos artistes, et seulement ensuite envers vos clients. Ce sont les artistes que vous sélectionnez qui font votre réputation, qui attirent dans votre galerie une certaine clientèle et qui la fidélisent. Si vous traitez vos artistes avec négligence, si votre sélection manque de cohérence, autant vendre des pelotes de laine ou des cuillères à café.

Le premier devoir étant envers l'artiste, il est naturellement crucial de pouvoir gagner sa vie pour lui et, comme c'est de plus en plus le cas pour les jeunes artistes, pour elle. Certains artistes vendent facilement, d'autres non, certains ne vendent même jamais. Il faut éliminer progressivement les artistes qui ne vendent pas, encourager et parler souvent avec ceux qui peuvent vendre plus, entretenir la confiance avec ceux qui vendent bien. Et tout le temps il faut chercher de nouveaux artistes, les rencontrer, visiter leurs studios, établir une véritable relation avec eux. C'est la plus excitante et la plus gratifiante partie du travail. Et même s'il ne s'agit pas d'une entreprise commerciale conventionnelle, elle ne fonctionnera pas si elle subit constamment des pertes. Voilà ce qui me passait par la tête, assis tout seul derrière mon petit bureau, jour après jour, dans ma belle galerie, écoutant mes propres pensées rebondir sur les murs dans le silence de mort de l'après-midi. De simples calculs indiquaient que je ne pourrais pas à la fois maintenir un espace physique, avec tous les coûts que cela implique, et atteindre le seuil de rentabilité. Il est bien révolu, en effet, le temps où un galeriste dans une ville française ou italienne de troisième rang pouvait se garantir un style de vie très confortable, sans parler de New York ou de Londres. 

La pression sur les galeries des métropoles européennes et américaines est intenable depuis plusieurs années déjà, les coûts fixes absorbant toute les marges et au-delà. Avant même le Covid19, entre 2015 et 2020, vingt-deux galeries ont dû fermer rien qu'à Zurich, une ville remplie de gens riches, éduqués et amateurs d'art. A Bâle, capitale mondiale de l'art contemporain grâce à la foire Art Basel, une seule authentique galerie subsiste, mais à perte, et pour combien de temps encore? Récemment, moins de cinq minutes après avoir pénétré dans cette galerie d'art parisienne flambant neuve, sa propriétaire m'a rassuré sans ambages: «Bien sûr, je ne fais pas de profit». Bien sûr. La crise de 2008 a causé, selon certaines estimations, la fermeture de 30% des galeries dans le monde entier. L'accélération de la transition vers le commerce en ligne, l'explosion des coûts de l'immobilier et la pandémie de 2020 ont fait le reste. C'est tout un business model qui fonce en piqué vers le sol. Pourtant on n'en parle que dans les pages des magasines spécialisés, sans jamais dire les choses franchement, sans citer de noms ou de chiffres, comme on parlait autrefois de la syphilis ou du divorce. Pour ne rien arranger, l'explosion du commerce en ligne et l'irruption des NFT, un sujet connexe qui nécessiterait plusieurs articles, encouragent les jeunes artistes à changer, et plus souvent encore à quitter simplement leur galerie et à vendre sans passer par des intermédiaires.

Comme cela s'observe sur tous les segments de l'économie, ces évolutions ne profitent qu'aux très grands et épargnent les très petits, mais fauchent sans pitié tous ceux qui les séparent, c'est-à-dire l'écrasante majorité des acteurs du marché. Les méga-galeries comme Gagosian, Hauser & Wirth, Pace, Lehmann Maupin ou David Zwirner, qui possèdent des espaces dans le monde entier et qui courtisent les milliardaires, ouvrent désormais des espaces hors des capitales européennes ou américaines qui ont fait leur fortune. De l'aveu même de la galeriste new-yorkaise Dominique Levy, originaire de Lausanne, il ne sert plus à grand chose de maintenir des espaces et de fréquenter les foires en Europe et aux Etats-Unis. L'avenir s'écrit à Hong Kong, Séoul et Tokyo, bientôt peut-être aussi Mumbai ou Kuala Lumpur. Mais aussi à Gstaad, St Moritz, Ibiza, Porto Cervo, Aspen, c'est-à-dire les lieux de villégiature des super-riches, où ils font exploser les records de vente. De nouveaux acheteurs arrivent en masse, venus d'ailleurs, avec d'autres goûts et d'autres horizons culturels. En 2021, la maison d'enchères Christie's comptait que, parmi ses acheteurs, 54% d'entre eux en étaient à leur premier achat. Ceux-ci, essentiellement venus d'Asie, plus jeunes et plus mobiles, ne visitent plus les galeries mais surfent sur les plateformes numériques, achètent à distance et revendent à un rythme bien plus élevé qu'autrefois. Ils se concentrent sur l'art ultra-contemporain, c'est-à-dire sur les artistes de moins de 40 ans, et ne montrent pratiquement aucun intérêt pour l'art moderne ou pour pour les grands maîtres, dont les cotes s'effondrent. Un portrait du Greco peine à atteindre les deux millions, tandis que le premier NFT de Beeple (né en 1981) est parti pour 69 millions. Les œuvres échangées sont rarement exposées et passent de longues périodes dans les port-francs. Les méga-yachts sont également en train de devenir des lieux d'exposition pour des tableaux à millions de dollars. Ceux-ci présentent le double avantage d'être détaxés et entièrement sécurisés. Cela se fait parfois au prix d'étonnants sacrifices: on rabote un Pollock pour le faire passer dans la master bedroom, on expose un Rothko horizontalement pour éviter de telles extrémités, ou bien on garnit les toilettes de l'équipage d'une petite huile de Lucian Freud.

Le marché l'indique ainsi sans doute possible: la galerie, en tant qu'espace physique de taille moyenne et active localement, est parvenue au bout de son cycle.  On pourrait se lamenter de ces évolutions, regretter le joli temps des vernissages, des balades à travers les couloirs d'Art Basel à pouffer de rire en regardant les tenues d'excentriques milliardaires. Pourtant la galerie n'est pas un fait éternel dans le monde de l'art. Elle est une invention new yorkaise de l'après-guerre, rendue nécessaire par une scène artistique en pleine ébullition au moment même où explosaient la société de consommation et les grandes surfaces. Avant cela, on découvrait le travail des artistes essentiellement chez leurs commanditaires et leurs protecteurs, princes, évêques ou marchands, et puis dès le XIXème siècle dans les salons. Au début du XXème siècle, les grands marchands tels que Vollard, Durand-Ruel ou Seligmann ont institué le rituel de découvrir le travail d'un artiste contemporain dans leur résidence, à l'occasion d'une petite fête privée, établissant peu à peu les fondements d'un authentique marché. La galerie d'art contemporain telle que nous la connaissons est donc une invention relativement récente, que les évolutions technologiques et les habitudes rendent rapidement obsolète.

Il existe plusieurs facteurs aggravants qui accélèrent cette disparition. D'abord il y a la concurrence acharnée des maisons d'enchères. Au tournant du millénaire, celles-ci, qui traditionnellement ne commerçaient que sur le marché des grands maîtres, constatant l'énormité des profits réalisés par les marchands d'art contemporain, ont décidé de s'intéresser à ce marché. Or les maisons d'enchères bénéficient d'avantages concurrentiels majeurs sur les galeries. Elles existent, pour les plus importantes d'entre elles, depuis environ deux siècles et sont implantées dans le monde entier. Elles sont actives sur des segments variés entre lesquels circulent et se multiplient les acheteurs: art, antiquités, vins, bijoux et montres, voitures, et désormais aussi immobilier. Elles ont des adresses, des carnets de clients et des réputations qui font saliver même les plus grandes galeries. Enfin, et l'argument est essentiel, elles pratiquent une transparence (presque!) complète sur les prix de vente. C'est l'une des critiques récurrentes qui a été faite contre les galeries: l'opacité des prix et des pratiques de vente. Tandis que les maisons d'enchères indiquent l'estimation et le prix final, les galeries ont trop souvent manœuvré dans la pénombre, gardant le prix final caché des artistes eux-mêmes, mais aussi des autres acheteurs, se ménageant ainsi des commissions ridiculement excessives.

Aujourd'hui Sotheby's, Christie's, Bonham's et Phillips ont largement dépassé en volume de vente les galeries et dominent ainsi la totalité du marché de l'art, des antiquités aux ultra-contemporains. Tandis que les méga-galeries tentent, vainement bien entendu, de faire de l'ombre aux maisons d'enchères en vendant des Picasso et des Schiele dans les foires d'art contemporain. Ajoutons à cela l'arrogance inouïe avec laquelle les galeries se sont comportées pendant des décennies, à l'égard des artistes autant qu'à celui des visiteurs, et le résultat semble logique.

Ce résultat, je l'ai fait mien de tout cœur et j'ai fermé, sans aucun regret, mon propre espace, jurant de ne jamais en ouvrir un autre. De quoi l'avenir sera fait? C'est bien évidemment la question que tout le monde se pose et à laquelle il n'existe pas de réponse évidente. Internet s'impose comme l'espace dominant des échanges, mais beaucoup de questions annexes – et passionnantes – restent ouvertes. L'art contemporain restera-t-il le premier des marchés de l'art? Les grands maîtres reviendront-ils au goût du jour? La production d'art, en constante augmentation, menace-t-elle le marché d'étouffement? La valeur des géants d'aujourd'hui – Koons, Kaws, Ruscha, Wool – va-t-elle se maintenir, ou alors doit-on comprendre que l'effondrement de la cote de Damien Hirst (-84% depuis 2011) est annonciatrice de modifications radicales? Je n'ai aucune certitude et demeure optimiste et prudent. J'organise des expos entre Belgrade, New York et Zurich et continue de croître et de prospérer en ligne. Et je reste, encore et toujours amoureux, de mes artistes, de leur travail et du privilège qui consiste à le partager avec le reste du monde.

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1 Commentaire

@Chan clear 28.05.2023 | 01h51

«Quelle étonnante description du marché de l’art.»