Culture / La photo s'aventure sur le terrain de l'art brut
Le don en 2021 d’un ensemble hétéroclite de photos prises par des anonymes et retravaillées à la main donne lieu à la première exposition consacrée à la photo à la Collection de l’art brut de Lausanne. Sans prétendre à la qualification d’art brut, ces images insolites intriguent d’une manière qui n’est pas sans rappeler les productions déjà abritées par le musée.
Photomachinées
Lacérées, trouées, gribouillées, découpées, recomposées ou encore recolorées, les 458 photos présentées dans le cadre de l’exposition Photomachinées, ont quelque chose de dérangeant, quand elles ne font pas sourire. A qui appartenaient ces mains qui ont transformé, détourné, enjolivé, parfois même violé ces images, leur donnant un statut forcément étrange qui appelle le regard (voir la galerie de photos)?
Chinées dans un nombre «incalculable» de brocantes par les collectionneurs parisiens, Antoine Gentil – également commissaire de l’exposition et co-auteur du catalogue – et Lucas Reitalov, ces photos composent un ensemble qui ne trouve son sens qu’à travers les nombreuses catégories, autant de néologismes créés par les donateurs, dans lesquelles se glissent les images, comme «photoprélevées», «photofusionnées» ou «photofétichisées». Il y en a plus de vingt, réarrangées dans quatre familles.
Quel lien avec l’art brut?
Pour autant, il y a un certain risque à suggérer que la photo, par le seul fait d’avoir été détournée de sa fonction première, s’apparente à l’art brut. A part Morton Bartlett qui a peuplé son monde fantasmagorique de photos de poupées idéalisées, et de quelques photos incluses dans des œuvres disparates, les auteurs d’art brut se sont très peu intéressés à la photo.
Pour éclairer son choix de présenter la collection de photos «machinées», Sarah Lombardi, la directrice du musée, explique que ces objets ont en commun d’avoir été réalisés par la liberté de geste d’autodidactes et n’étaient pas destinés à être vus. Ils correspondraient fondamentalement à la notion d’art brut définie par Jean Dubuffet qui disait par ailleurs préférer «les petites œuvres qui sonnent… aux œuvres monumentales d’illustres professionnels».
Dès 1949, à l’occasion de la première exposition publique d’œuvres de Wölfli, Aloïs, Forestier et Hernandez à Paris – et qui formerait le cœur de la Collection offerte à Lausanne en 1972 – il précisait:
«Nous entendons par là (art brut) des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme … ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y trient tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façon d’écriture, etc.) de leur propre fonds et non pas des poncifs de l’art classique…» (Jean Dubuffet)
Les compositions qui remplissent les vitrines de Lausanne, aussi maladroites soient-elles, entreraient dans cette définition, à la différence près qu’il est difficile de parler d’art.
De fait, la catégorie «neuve invention», admise par Dubuffet, correspond mieux à cet ensemble de photos intimes qui n'ont rien en commun, sinon d'avoir été trafiquées. Leur phénomène unique, rappelle toutefois Sarah Lombardi, c’est qu’elles n’étaient pas destinées à sortir de l’anonymat.
Le rôle des collectionneurs
Du coup, le rôle des collectionneurs prend une autre dimension. Combien d’images gisent-elles dans des cartons au fond d’armoires poussiéreuses, destinées à la destruction certaine. L’ère du papier a cédé sa place à l’image virtuelle.
Il y a donc quelque chose de magnétique dans la volonté de Gentil et Reitalov d’arracher ces photos à l’inexistence programmée. Leur démarche est obsessionnelle, irréductible, naïve, presque enfantine, au point qu’il serait légitime de se demander si ce n’est pas eux qui produisent de l’art brut.
Avant d’ouvrir son magasin de seconde-main à Pigalle, Antoine Gentil avait réalisé des études de mathématiques et de statistiques. Du haut de ses 37 ans, il a un côté illuminé quand il parle de ses passions. Il précise que son intérêt pour l’art brut a démarré un mercredi…
L’exercice des deux comparses dans l’aventure des Photomachinées met en lumière une étape fondamentale du développement humain: la création de la photographie introduisait la possibilité d’assurer sa propre pérennité, un privilège qui était réservé jusqu’alors aux fortunés dont les portraits étaient dessinés ou peints sur commande. Dès le milieu du XIXème siècle, la vulgarisation de la photo permettait l’appropriation de l’image, une notion que l’exposition à la Collection de l’art brut amplifie. Soudain, les femmes et les hommes avaient le pouvoir non seulement de documenter la réalité, mais également de la transformer. A l’ère d’Instagram, cette vérité trouve toute sa résonance.
«Photomachinées» est une exposition ni particulièrement belle, ni mémorable, mais elle arrive à la fin du règne du papier et de l’argentique. Sa valeur tient aux interventions humaines souvent absurdes qui retiennent de l’oubli un matériel voué à la disparition.
«On avance dans une narration, indique Antoine Gentil, ces photos ont le dernier mot à partir de la main».
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