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Culture / Joan Mirò embrase le Centre Paul Klee


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Nouvelle vision, techniques innovantes et énergie renouvelée: l’œuvre tardif du génie catalan explore de «Nouveaux horizons».



Quelques formes élémentaires surgissent du fond de la toile. D’immenses aplats de blanc et de noir sont parcourus par quelques-uns des symboles qu’on lui connaît: un croissant de lune bleu outremer, un astre solaire rouge feu, un arbre, une étoile, un cercle, l’allusion à la figure humaine. «Femme devant la lune II» et «Femme devant le soleil I», deux grands formats de 1974, se font face dans la blancheur et le dépouillement du Centre Paul Klee, à Berne. Ce face-à-face est un des moments forts, intenses de la nouvelle exposition dédiée à Joan Mirò (1893-1983). 

Il y a là des étoiles filantes, d’autres astres encore, des personnages et des oiseaux, des taches vives qui finissent par prendre vie, comme projetées dans un geste de colère ou d’espoir; une boule blanche avec ses coulures, que l’on dirait de peinture fraîche, et à l’arrière-plan, cette forme noire menaçante, ébouriffée, et l’ébauche d’un paysage mouvant (Sans titre). Une grande toile plus troublante encore – mêlant huile, papier de verre, bois et clous – fait danser quelques traits noirs évoquant des idéogrammes sur un fond couleur sable, un cercle, quelques points, un rectangle vert. L’univers se peuple: «Personnage, oiseaux» (1976).

Nous voici à un moment clé de la vie de l’artiste, un tournant dans sa carrière.

Joan Mirò a vécu jusqu’alors une existence nomade entre Paris, Barcelone, la Normandie, la maison familiale de Mont Roig, à la campagne, connu plusieurs déménagements liés à la guerre civile espagnole et à l’avancée des troupes allemandes en France: en 1956, il déniche enfin le vaste atelier de ses rêves et emménage avec sa famille à Palma. L’heure d’un virage radical, une rupture même pour l’artiste, qui récupère des œuvres de ses précédentes résidences, se livre à un auto-examen critique. Animé par une énergie nouvelle, Mirò se met à brûler au chalumeau certaines toiles, travaille avec ses mains et ses pieds, intègre à des collages des éléments incongrus, des lambeaux de papier de verre ou des textiles, projette de la peinture à la manière des Expressionnistes abstraits, explore de nouvelles techniques et de très grands formats, tourne le dos à l’univers onirique et poétique de sa période surréaliste. Pour une planète plus brute.

C’est le fruit de cette période de recherche intense qu’expose le Centre Paul Klee avec pour sous-titre «Nouveaux horizons». L’exposition réunit 73 œuvres, datant pour la plupart des années 60, voire 70 et 80. Certaines, prêtées par la Fondation Mirò à Palma, sont exposées en Suisse pour la première fois.

«Dans les années soixante et septante, Mirò est particulièrement actif, reprenant souvent des toiles anciennes pour les retravailler entièrement, tel cet autoportrait des années trente, cherchant des solutions inédites, exprimant un élan nouveau, explique Fabienne Eggelhöfer, conservatrice du musée et commissaire de l’exposition. On est très loin de la précision méticuleuse, des dessins préparatoires, de l’exactitude qui caractérisaient son œuvre jusqu’alors. D’où le titre de l’expo et cette envie d’explorer des horizons nouveaux».

D’un voyage au Japon, dans les années soixante, Mirò retient la calligraphie notamment, la recherche sur le thème du vide et de l’espace, une pureté, un dépouillement qui affleurent à de multiples reprises. Témoin une de ses œuvres les plus abouties, voire jusqu’au-boutistes: «Paysage», 1968 qu’on pourrait résumer à un point bleu noyé dans le blanc, le vide interstellaire. 

Autre voyage, aux Etats-Unis. Une exposition au MOMA lui fait rencontrer Jackson Pollock, Louise Bourgeois, parmi d’autres. L’Expressionnisme abstrait nourrira aussi ses réflexions ultérieures: drip painting, techniques nouvelles, une gestuelle et une force inouïes pour un artiste qui approche alors la septantaine.

On ressent cette impression d’une libération face à de nombreuses œuvres, comme si, dégagé d’un carcan formel, Mirò allait découvrir un autre potentiel, une folie nouvelle, vivre une véritable explosion créative. Le voici qui empoigne des ciseaux, un balai mouillé pour malmener la peinture, qui associe textiles, tapisserie, collage et huile, retravaille des tableaux classiques dénichés au marché aux puces, voire parsème une toile d’essence avant de l’approcher au chalumeau. «Il a le souci de s’éloigner de la peinture sur chevalet, qu’il considère comme bourgeoise, du luxe qu’il doit à sa réussite pour revenir au plus près de son art», relève Fabienne Eggelhöfer.

Une démarche qui affleure aussi parmi les œuvres tridimensionnelles de la même période: une série de bronzes est ainsi recouverte de peinture de couleurs vives, comme pour nier le caractère luxueux du matériau.

L’impression d’ensemble de la visite est envoûtante: les formats géants de la plupart des œuvres trouvant enfin un lieu à leur mesure, une distance possible, un écho. La plus imposante est le couple d’amoureux facétieux et coloré – pour ne pas dire complètement déjanté – réalisé pour le quartier de La Défense, à Paris: «Couple d’amoureux, amandiers en fleurs», 1975.

«Mirò était à portée de main, presque une évidence, explique encore la directrice du Centre Paul Klee, tant les deux artistes semblent proches, même s’ils ne se connaissaient pas personnellement. Mais nous ne voulions pas nous contenter de présenter le plus attendu, l’évidence». 

Des deux artistes, on sait qu’ils connaissaient et appréciaient l’œuvre de l’autre, voire plus. Aux yeux de Mirò, la peinture de Klee, découverte à Paris grâce à André Masson fut même «la rencontre la plus déterminante de ma vie». De quatorze ans son cadet, l’artiste catalan n’en a pas moins impressionné lui aussi Paul Klee, qui disait à Kandinsky qu’il faudrait «suivre ce jeune artiste»…

On sait qu’ils avaient enfin en commun leur goût pour l’art rupestre, les impressions fortes ramenées d’Altamira, une source d’inspiration commune.


«Mirò, nouveaux horizons», Centre Paul Klee, Berne, jusqu'au 7 mai 2023.

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