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Culture


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On ne présente plus Adrien Gygax. Dans son dernier roman intitulé «Départ de feu», ce trentenaire qui a déjà publié au Cherche-Midi, chez Grasset et maintenant chez Plon brosse un portrait incisif d'une génération et d'une époque caractérisée entre autres par l'invasion numérique, la superficialité et une forme de bêtise. Entretien.



Un soir, en rentrant chez lui, le héros trouve son immeuble en flammes. Il apprendra plus tard que sa voisine de palier a péri dans cet incendie. Une voisine dont il ignorait jusqu’à l’existence. L’idée qu’on puisse côtoyer quelqu’un de si près sans même déceler sa présence provoque une onde de choc. César va complètement se remettre en question et tenter de se soustraire à son quotidien en allant au fond de lui-même, d'abord dans la solitude hivernale des montagnes jurassiennes, puis en Polynésie où, en lieu et place du paradis recherché, il tombera sur un groupe d'éco-militants. Une quête de sens qui vire à l'absurde, qui va de désenchantement en désenchantement, mais qui passe aussi par un superbe passage d'extase mystique où l'auteur se fait le porte-parole de la planète Terre.

BPLT: Ce roman parti pour caricaturer une génération tourne vite pour César à la quête identitaire. Est-ce que le sentiment de décalage par rapport à ses contemporains induit chez votre héros une urgence à se trouver ailleurs?

Adrien Gygax: C’est le décès de sa voisine qui lui fait prendre conscience de ce décalage par rapport à ses contemporains, enfin pas tous, parce que la génération des actuels trentenaires n’est pas si compacte, mais surtout d’un décalage entre la vie qu’il mène et celle qu’il avait imaginée.

Qu’est-ce que cette voisine représente pour César?

Une prise de conscience. Elle amène César à se demander s’il est bien normal, pour un humain, d'être en «réseau» avec ses semblables à travers le monde, mais d'ignorer l'existence de quelqu’un qui vit à quelques mètres de soi tous les jours.

En quoi la compagnie Philip Morris est-elle emblématique de notre époque?

Il y avait une symbolique marrante par rapport au thème départ de feu. Je connais des gens qui travaillent dans cette compagnie sans y trouver aucun sens, sauf la thune et les amis qu’on s’y fait. En Europe, Suisse incluse, la loi interdit de faire de la pub pour les clopes, donc j’invente le poste de ce narrateur employé au service marketing. Pour un type qui rêve d’utopie, il y a peu de projet sociétal dans le domaine du tabac.

Vous décrivez avec beaucoup d’ironie les week-ends de détox numérique prescrits par la compagnie en partie responsable de cette invasion numérique. Y a-t-il réellement quelque chose de toxique dans l’hyper-connexion et, si oui, comment vous en prémunissez-vous au quotidien?

C’est l’abus de réseau sociaux, de scrolling, qui est toxique. Le meilleur moyen de s’en prémunir est de tourner ces outils en dérision, de les utiliser de façon ludique et de ne pas prendre au sérieux les compliments qu’on y reçoit. Je n’ai de compte que sur Instagram que j’utilise comme un terrain de jeu. J’ai créé un profil, czar.pasqua, et me suis amusé à y poster toute la story de mon personnage pour faire croire qu’il existe vraiment. Plusieurs lecteurs sont tombés dans le panneau.

Votre héros part s’isoler au fin fond de la campagne. La solitude est-elle un passage obligé pour celui ou celle qui se cherche?

Je pense que oui, la solitude, la nature authentique, etc., ça fait partie des clichés qu’il faut épuiser pour se nettoyer de quelques influences et retourner dans le monde en sachant ce qu’on cherche.

Dans quelle mesure votre écriture s’imprègne-t-elle du paysage ambiant?

Dans ce roman, elle s’en inspire beaucoup. C’est la première fois que j’écris sur la région d’où je viens. Je suis allé faire des repérages à l’alpage, à la ferme. Le clash qu’on observe entre Lausanne, où l’on ne parle par endroits que l’anglais, et Mont-la-ville, où il n’y a que les vaches, des fermes et des paysans depuis des générations, alors que ces deux localités ne se trouvent qu’à 25 minutes de route l’une de l’autre, a été l’une des raisons qui m’ont poussé à écrire ce livre.

L’influenceuse et la militante climatique représentent-elles a priori deux types de femmes aussi aux antipodes l’une de l’autre que l’hiver des montagnes jurassiennes et les plages de Polynésie?

Oui, l’influenceuse est dans le narcissisme, le consumérisme, et la militante dans la décroissance, la négation de l’humain dans la mesure où elle ne veut pas d’enfant. Ce sont des personnes que j’ai rencontrées. César se tient à équidistance de tous les extrémismes, là où le sable (métaphore de l’activiste par son aridité) rencontre l’eau (lieu de jouissance festif et scintillant).

Au final, vous les tournez en dérision l’une comme l’autre. Une forme de prétention ou d’arrogance typiquement humaine est-elle le dénominateur commun entre le sommet de la superficialité et les abysses de profondeur que ces deux femmes incarnent respectivement?

Quand on pense qu’on va sauver le monde ou qu’on se croit au sommet de la pyramide, on est con dans les deux cas.

Pourquoi les réflexions simples et intemporelles d’Héraclite paraissent-elles si inaccessibles à vos personnages?

César ne comprend ni Thoreau, ni Segalen, ni Héraclite. Il incarne cette génération qui n’a ni le temps, ni la curiosité de lire un livre en entier, qui cherche plutôt une app pour lui résumer en cinq minutes la pensée d’un philosophe. Or, j’ai l’impression que le livre, la culture, représentent l’un des moyens d’éprouver un peu le monde et d’être outillé dans cette quête de sens générationnelle.

Le marketing est-il l’antithèse de la philosophie?

Dans la mesure où philosophie signifie amour de la sagesse et que le marketing consiste à manipuler le marché, il y a en effet une certaine antinomie. 

Il y a un passage extrêmement émouvant où vous cédez la parole à la Terre: «Combien d’années pensez-vous vivre, toi et tes amis? Une centaine? C’est tellement court, petit homme, ne perds pas ton temps à t’inquiéter pour moi. (…) Vos armes et vos catastrophes sont à votre échelle, elles ne sont rien pour moi. (…) Viens, humain, survole-moi que tu crois devoir sauver, je te fais visiter… Bienvenue en Australie, il y a six cent cinquante millions d’années, admire cette boule de glace… (…). Fais tout ce qui est en ton pouvoir pour sauver l’humanité si cela te chante, mais ne prétends pas agir pour moi.» (pages 225 à 229). Cette conscience de la puissance de la nature vous apporte-t-elle une forme d’éco-sérénité?

Au quotidien non, ça m’apporte plutôt de l’angoisse, parce que je constate qu’on est en train d’entamer cette grandeur de la nature, qu’on n’a pas saisi cette puissance, mais au niveau plus large, c’est apaisant; on se sent compte que ce n’est pas si grave, qu’il y a une vague qui ne dépend pas de nous.

Comment un humain de trois décennies, conçu avec des limites et doté d’une si petite mémoire, parvient-il de façon si convaincante à parler au nom d’une planète déjà vieille de quatre milliards d’années?

On a tous la capacité de transcender notre condition par la contemplation, mais ce n’est pas trop la mode du moment. C’est peut-être ce qui me désole, de voir que les gens ne dépassent pas leur condition, mais restent absorbés par leurs tous petits tracas qui les sédimentent. Le téléphone nous centre plutôt sur notre petite personne, notre veulerie. Quand la terre parle à César, c’est pour nous remettre à notre place.

N’y a-t-il que le feu qui puisse réveiller ceux qui sont endormis?

A la fin, il y a cette phrase de Nietzsche: «Comment veux-tu devenir autre si tu ne t’es pas d’abord réduit en cendres?» Quand quelque chose rencontre le feu, cette chose change complètement d’état. Ce qui m’intéresse ici, c’est de faire une proposition radicale qui consiste à rester à distance de tous les extrémistes.


«Départ de feu», Adrien Gygax, Editions Plon, 260 pages.

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