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Culture / Philippe Lafitte, en réaliste lyrique, traverse la banlieue en fusion


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A l’écart de tout «discours sur l’immigration», le romancier nous confronte, dans une narration très visuelle et physique, aux affrontements de jeunes chefs de meute issus de deux communautés – Tsiganes roumains et banlieusards arabo-musulmans – par le truchement de personnages ressaisis entre soumission imposée (pour les femmes surtout) et tentatives d’y échapper, espérances d’une vie meilleure et déceptions amères. Avec le souffle épique d’une fable.



C’est un livre étrangement prenant et même envoûtant par sa beauté crépusculaire et son mélange de violence latente et d’âpre tendresse, que le dernier roman de Philippe Lafitte dont le seul titre de Périphéries, géolocalisable au bout de nulle part ou à côté de chez nous, s’étend aujourd’hui à une nébuleuse de banlieues planétaires rejetées par les centres homologués downtown – ici Paris en pôle magnétique toujours hyper-attirant, et la banlieue parisienne devenue territoire excentré que se disputent certains des individus issus de communautés particulières, plus précisément encore en l’occurrence: Roms en clan d’une quarantaine planqués dans un bidonville naguère démantelé et reconstitué depuis un an, et fratrie arabo-musulmane élargie dont le lien est à la fois traditionnel et déliquescent, le territoire du roman étant à la fois celui des identités tribales et des trafics illicites – leur similitude réduite à la rage de survivre, où le commerce de la drogue reste une base commune et le premier motif de la guerre – le roman de Philippe Lafitte étant aussi bien d’amour et de guerre...

Au présent de l'indicatif incarné

L’incarnation romanesque de Périphéries est immédiate avec l’apparition, torse nu dans la froide nuit industrielle, du jeune Virgile en plein effort de musculation tandis qu’alentour vrombissent les moteurs et se percutent les éclairs de lumière – Virgile à fleur de vingtaine et dont on apprend dans la foulée qu’il nourrit le grand projet de ramener son clan des Monescu au pays après trop de galères partagées en la présumée Terre promise, et comme un souffle biblique à valeur de fable se dégage de ces premières pages au présent de l’indicatif où planent déjà les ombres de diverses menaces.

Au-delà des stéréotypes

Autant par sa substance que par sa forme, sa narration très visuelle et le trait percutant de chaque mot, la suite de ses séquences suivant l’évolution des quatre personnages principaux – deux hommes et deux femmes entre vingt et trente ans –, son découpage temporel et ses dialogues à l’arraché, le roman évoque un film à possible extension en série, stéréotypes inclus.

Mais ceux-ci ne figent pas la vie pour autant, et ce que le «discours sur les banlieues» peut avoir de convenu, voire de démagogique, se trouve ici en butte à une réalité tissée de violence et de contraintes qui font que dans chaque communauté chacune et chacun reste plus ou moins sous emprise, questions d’honneur pour la galerie et de raisons moins avouables en réalité.

Puisqu’il y a du cinéma partout désormais, et que Virgile le Rom et Nuri son potentiel ennemi sur le terrain du deal, se balancent des amabilités en verlan dont le sujet est une Yasmine voilée de force par son frère et donc interdite au Manouche, on pense évidemment aux deux clans opposés se défiant dans West side story, donc aux petits amants de Vérone, même si l’on n’en est même pas ici aux préliminaires. N’empêche que la tension monte vite aux extrêmes, et d’abord au sein d’une des deux communautés, entre Yasmine qui se tape tout le job familial (la mère est morte, et le père grabataire) après avoir lâché ses études à regret, et son frère Nuri, chef de bande aux investissements quasi mafieux, et lui imposant soumission au nom de l’honneur, de foulard en hidjab.

Que les exclus s’excluent entre eux et que l’ostracisme périphérique rime avec le racisme franchouille que Virgile et Nuri subiront forcément, chacun de son côté: voilà qui complique la situation, au risque de fâcher les simplificateurs – mais Lafitte montre sans démontrer, ce qui ne veut pas dire qu’il se débine, se dédouane ou renvoie tout le monde dos à dos. C’est plutôt face à face, dans l’emportement des violents et les tentatives d’échappées libres, que le drame se joue et se noue dans la lueur sinistre des brasiers.

La paradoxale beauté du réel

Une étrange aura de pureté, mélange de naïveté et d’aspiration vitale à se sortir du piège de la réalité, se dégage de ces Périphéries et cette «lumière» est ce qui nous attache particulièrement aux trois protagonistes positifs du roman et donne sa beauté à celui-ci.

Beauté du rêve candide de Virgile, loup solitaire qui souffre de l’exclusion des siens et leur offre un avenir de rêve aussi splendide que chimérique – et le personnage s’incarne bel et bien en figure de héros romantique, alors même qu’il a été blessé dès sa tendre enfance.

Beauté de la rage et du désarroi d’Yasmine, dont l’émancipation de femme intelligente est écrasée par la domination d’un frère aussi moralisant dans sa justification pseudo-religieuse que cynique dans ses menées de chef de gang; enfin beauté fragile de Léna la Roumaine à qui la maladie a interdit de suivre Virgile en France et dont le piège est la pauvreté – beauté de cette humanité fragile, sans rien de complaisant par évocation misérabiliste, mais qui garde quelque chose de sacré, comme dans la scène poignante et magnifique des funérailles nocturnes de la vieille Luana, aïeule et mère de substitution de Virgile dont la dépouille en feu est abandonnée au flux de la Seine, accompagnée par les chants et les prières du clan des Monescu...

Tout cela, une fois encore, pourrait nourrir une belle fresque vidéo ou cinématographique, mais avec un «plus» qui tient au roman et à ce que la littérature imprime de mémorable à notre rétine psychique ou affective. A cet égard, tant par sa connaissance et ses intuitions liées à son «expérience» latérale de la banlieue, qu’il a côtoyée pendant des années, que par son travail littéraire d’observateur du réel contemporain, amorcé dans ses livres précédents – une plongée mémorable dans l’univers intime et méconnu d’un Andy Warhol transformiste –, et surtout dans les précédents, Belleville Shanghai Express et sa communauté chinoise de Ménilmontant, suivi de Celle qui s’enfuyait, portrait en courant d’une Black en quête de résilience, Philippe Lafitte reprend et développe, dans une écriture de plus en plus suggestive, le thème qui le passionne de la rupture, chez ses personnages, d’avec les déterminismes sociaux, politiques ou idéologiques, telle que le lui a inspiré l’Eloge de la fuite du biologiste Henri Laborit. Où le roman renoue donc avec la touche sensible appropriée, avec les fondamentaux de la condition humaine…


«Périphéries», Philippe Lafitte, Mercure de France, 174 pages.

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