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Culture / Christian Dotremont et Cobra: un grand moment de fraîcheur, de vagabondage et de liberté


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«Dépassons l’anti-art» rassemble l’essentiel des textes en prose de Christian Dotremont (1922-1979), 30 ans de textes sur l’art, le cinéma et la poésie. Retraçant sa découverte progressive de l’art et de la peinture, ces écrits donnent à lire la genèse de l’art expérimental en Europe, du surréalisme à la fondation de Cobra.



Il est aussi question, dans ce fort volume de 940 pages, de l’intérêt du poète pour la calligraphie orientale qui le mène jusqu’en Laponie où il invente le logogramme. L'ouvrage, établi par Stéphane Massonet, est paru à L’Atelier contemporain, le meilleur éditeur français actuel en ce qui concerne les textes sur les arts plastiques.

Christian Dotremont, critique et poète

Christian Dotremont est né à Tervuren en Belgique, en 1922, et mort à Buizingen en 1979. Il fut un des initiateurs du regroupement d’artistes expérimentaux Cobra en 1948 et a inlassablement arpenté le nord de l’Europe, de Bruxelles à Paris, Amsterdam et Copenhague, jusqu’aux confins de la Finlande.

En 1941, à dix-sept ans, depuis sa Bruxelles natale, Il monte à Paris avec en poche un recueil de poèmes qui lui ouvre les portes d'Eluard, de Picasso, de Cocteau ou de Jean-Paul Sartre, qui, travaillant frénétiquement à sa table du Dôme, s’interrompt pour lire avec bienveillance les poèmes que lui soumet ce jeune homme.

Il participe aux activités du groupe surréaliste La Main à Plume, créé par Jean-François Chabrun et Noël Arnaud. Sa voie est tracée. Ce sera celle de l’amitié et des mouvements artistiques dont il sera un inlassable animateur.

En 1946, Breton, de retour d’Amérique, donne une interview au Figaro. La déception est totale. Il se répète et n’a rien vu de la nouvelle peinture américaine. Du coup, à Bruxelles, contre André Breton donc, Dotremont et une poignée d’autres amis artistes fondent l'année suivante le Surréalisme révolutionnaire qui se réclame de Gaston Bachelard, Paul Nougé, René Magritte et Henri Lefebvre, théoricien de ce qui sera l'une des préoccupations majeures de Cobra et, ensuite, des  situationnistes: la vie quotidienne. Asger Jorn y adhère. Lors d’une de leurs premières réunions, il fait une apologie du folklore. Magritte, Nougé, Scrutenaire et Mariën prennent congé en déclarant que le folklore, c’est fasciste.

A cette époque, Dotremont est aussi secrétaire de l’amicale des artistes communistes locaux. Paul Eluard est son correspondant français. Pendant un an tout se passe bien. Puis, comme le Parti exige qu’ils se soumettent à l’impératif réaliste-socialiste, ils rompent définitivement.

L'expérimental et Cobra

Dans cette époque d’après-guerre, tout était expérimental: la peinture, la sculpture, le cinéma, la littérature, le théâtre, la vie quotidienne.

Le 8 novembre 1948, à Paris, Dotremont fonde au café Notre-Dame, avec Asger Jorn, les peintres hollandais Karel Appel, Corneille, Constant, et le poète belge Joseph Noiret, le mouvement Cobra, rassemblant les initiales des trois villes d’où ils étaient originaires. Pierre Alechinsky les rejoindra en 1949.

Dotremont en rédige le manifeste anti théorique:La cause est entendue. «Nous avons pu constater, nous, que nos façons de vivre, de travailler, de sentir, étaient communes; nous nous entendons sur le plan pratique et nous refusons de nous embrigader dans une unité théorique artificielle. Nous travaillons ensemble, nous travaillerons ensemble.»

Ce qui les unit? Le Nord. Au Danemark, dès 1941, la revue Helhesten avait rassemblé tous les éléments primitifs de l’art: l’art de l’histoire, l’art de l’âge des Vikings et du Moyen Age, l’art des «nègres», des paysans, des enfants, des calligraphes, des naïfs, des abstraits, des surréalistes…

On est là dans la force insouciante, rustique et fruste, chez des trolls et avec la spontanéité de l’écriture automatique comme dans l’Action Painting américaine, la joie organique des moyens d’expression, l’exubérance, le sens de l’élémentaire, du fabuleux, du cosmique et du mystique. Il ne s’agit pas, comme dans tant d’avant-gardes, de repartir à zéro, mais de retrouver l’expression spontanée de l’enfant et du primitif, d’entrer dans une nouvelle sorte de jazz visuel.

Et, effectivement, Cobra sera quelque chose d’exceptionnellement frais, de joyeux, de ludique, avec du rythme, de l’invention, de la grâce, et une grande fidélité à la confusion des sensations immédiates. Chez eux, pas de programme, pas de manifeste, pas de hiérarchie, pas d’argument d’autorité. Juste des réunions hebdomadaires. Aucune exclusion n’aura jamais lieu. La création a plus d’importance que l’objet créé. L’art n’est pas expression mais expérience et il n’a rien de rationnel. La raison n’étant rien d’autre que le règne idéalisé de la bourgeoisie. Bref, la loi esthétique doit être celle de nos désirs car ce sont nos désirs qui font la révolution. Il s’agit donc de trouver une libre spontanéité perpétuelle et de rejeter avec fermeté tout formalisme. Rien n’est abstrait. La peinture abstraite n’existe pas. Tout est signes, significations, images. L’œuvre d’art doit être une expérience totale. Il faut aimer ses erreurs plus que ses réussites car ce sont ces erreurs qui nous font découvrir de nouveaux espaces mentaux. Ils réalisent de nombreuses œuvres collectives et œuvrent contre les spécialisations, les peintres écrivant et les écrivains peignant. Céramique ou photographie, peu importe le médium, seule l’énergie compte. Ils décorent sauvagement plusieurs maisons. Ils étaient six au départ, ils seront quarante-huit à l’arrivée. En trois ans, en mille-et-une-nuits!

Se référant à l’art populaire ou à l’Art Brut, les membres de Cobra entendaient libérer l’art de son microcosme élitiste pour en faire le produit de tous: «L’art est dans toutes les actions de gens heureux. L’art est joie de vivre, il est le réflexe automatique de notre position dans la vie». Dotremont défend l’intelligence et l’inventivité des gens réputés comme étant de peu, qui sont aussi les siennes et celles de ses amis créateurs, ou d’autres contemporains qu’il admire tels Jean Dubuffet ou Henri Michaux.

Asger Jorn

Un des textes de ce recueil, écrit en 1957, raconte sa première rencontre, en 1947, avec Asger Jorn: «Nous sommes allés [le] chercher à la gare du Nord, à Bruxelles. Je ne l’avais jamais vu. Il n’était jamais venu à Bruxelles. On s’arrête rarement dans cette grosse ville qui n’est pas assez du Sud pour les Nordiques, pas assez du Nord pour les autres. Jorn s’y arrêta. C’est bien lui. Il comprenait sans doute que cette ville frontière convenait à la rencontre. C’était le soir. Je le reconnus à un rouleau immense de peintures qu’il portait sous le bras. Encore quelques voyages et Cobra allait pouvoir tourner. C’était en 1947. Cobra fut une somme de voyages, de trains, de gares, de campements dans des ateliers, de transports de toiles, de visites mal préparées. Notre secret fut de mal préparer tout l’histoire.»

Jorn était instituteur. Avant-guerre, il est parti pour Paris en motocyclette où il a travaillé pour Fernand Léger et Le Corbusier. Solide, libre, dur, farouche et ouvert, écrit de lui Dotremont. Anticartésien, ne distingue pas le brouillon du net, l’accord du désaccord, l’erreur de la vérité, le doute de la certitude. Son œuvre est l’expression d’une tentative totale d’assumer les contradictions de la vie.

Il est l’auteur avec Noël Arnaud d’une savoureuse parodie d’un essai de Claude Lévi-Strauss intitulé La langue verte et la cuite, essai publié en pleine vogue structuraliste. 

Peu après la dissolution du groupe, Asger Jorn fera une rencontre cruciale avec Guy Debord, entrant dans une amitié et une collaboration qui ne s'achèveront qu'avec la mort du peintre. Debord s'inspirera largement de l'approche novatrice initiée par Cobra.

Le style de Dotremont

«Or, la vie fait des taches partout, elle tache, elle crache, elle déborde, elle étoile.  Elle n’arrive pas, elle avance, de baiser en tache, à dos de passion, elle flâne à gorge de tendresse, elle caresse puis elle court, puis elle rôde, et ainsi, sans les compter, elle fait les quatre cents coups. Ne me demandez donc pas combien il y a d’arbres dans la forêt, combien de signes, il y a dans le tableau; où mon regard se souvient, où son geste imagine; combien il y a de pas dans un tourbillon, combien de tourbillons il y a dans une idée; quel est le poids du rouge; où les grandes choses deviennent petites et les petites choses grandes; quel est le nombre des étoiles». 

Cette manie des avant-gardes de faire et de refaire sans cesse l’histoire de leur histoire, ce côté vieux garçon maniaque, est poussé ici à son comble et c’est un ravissement. On ne se lasse pas de lire et de relire le récit de la courte vie, trois ans, de Cobra, de ce mouvement qui, après-guerre, a changé à tout jamais la face de l’art occidental. La fraîcheur, l’invention, le refus de tout modèle, de toute théorie, de tout assujettissement qui étaient à l’œuvre grâce à eux ouvrent des horizons de potentialités extrêmement gratifiantes. Oui, on pouvait donc en ces temps-là être d’avant-garde sans se prendre au sérieux, en continuant à appartenir à un petit pays et en s’inspirant d’art populaire et on pouvait exposer les choses avec clarté, dans une absence totale de toute préciosité, sans jamais faire preuve d’intellectualité gratuite. Oui, cette histoire, celle de Cobra, n’est pas une leçon. C’est un partage. A chacun d’y trouver son espace et son chemin.


«Dépassons l’anti-art. Ecrits sur l’art, le cinéma et la littérature, 1948-1978», Christian Dotremont, Editions L’Atelier contemporain, 940 pages.

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