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Culture

Culture / Corinne Desarzens est tout ce qu’elle rencontre. Sauf une endive

Sonia Zoran

18 septembre 2017

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Les odeurs, les sons d’une langue étrangère, les voyages, les amours ou les citations: tout ça et plus encore, passionnément. Elle cueille, recueille, part en parenthèse, revient avec des dessins et des histoires. Assemble. Pas tout à fait. Des récits riches en épis. Elle écrit et vit comme on saute d’une falaise. Et, dans la descente, de phrases en images, elle raccommode le parachute.*



«Ma mère aurait voulu nous enterrer dans le sable comme des endives». Corinne Desarzens le dit souvent quand elle parle de son enfance, de sa famille et de la plage de Sète. De ce bord de mer où elle a grandi, sans craindre la lumière, le soleil ou le sel. Elle.

Elle aurait pu ressembler à une endive, blonde, mince et pâle. Elle est blonde et mince, mais c’est une flamme. Si vive, qu’elle semble en perpétuel mouvement. Silhouette filante. Pensée qui l’est aussi, filante et bondissante, d’une histoire à l’autre, passant d’une citation (comment les retient-elle?) à la fulgurance et la précision d’un détail, qui n’en est souvent pas un. Elle parle comme elle écrit, entre sensualité et poésie. Jamais gentille ou convenue, toujours au-delà. «Je suis passionnée par les odeurs, je les collectionne. Connaissez-vous le caca de zèbre? Il y a tout dedans. Comme dans l’odeur de la mer.»

Evidemment, elle n’écrit pas droit. Et dans un pays qui aime les tableaux noirs et les maîtres d’école, elle surprend, détonne. Etonne, au mieux, dans les soupers ou les librairies. Pour la rencontrer, la connaître au moins un peu, il faut la lire, l’écouter, comme on nage dans les vagues: suivre le mouvement de fond, mais aussi l’écume. Se perdre parfois entre les deux, se laisser submerger, savoir qu’on reprendra pieds. Ici ou là. Avec le tournis, peut-être, mais après avoir senti la houle et savouré les étincelles.

Monique et Joszef, l’amour au long cours

Il en est ainsi avec Le soutien-gorge noir. Une histoire d’amour au long cours. Celle de Monique et Jozsef, ou Jozsef et Monique, qui se sont écrit pendant 55 ans. Elle était laborantine. N’aimait pas la lumière. Lui faisait partie de ces types de l’Est dérangeant ceux d’ici, «jaloux de ces étrangers, parce qu’ils étaient passés par le feu. Même leurs pas laissaient dans l’air une odeur de fumée». Presque un western, déplacé en pays vaudois, un eastern… Mais elle ne s’arrête pas là, Corinne Desarzens. Elle ne s’arrête jamais à la première impression. Leurs pas laissent donc une odeur de fumée, mais aussi «de parchemin, de cardamome». Les gars d’ici étaient jaloux parce qu’éblouis: «Ces gens des pays de l’Est qui arrivaient chez eux après la guerre avaient de la classe. Des étrangers trop bien élevés. Ils avaient des manières parfaites. Cette politesse désarmante de grands seigneurs qu’ont certains garçons qui circulent dans les wagons-restaurants».

Avec Le Gris du Gabon, puis Un roi, Corinne Desarzens évoquait les exilés d’aujourd’hui, commençant aussi par décrire leur présence, leur prestance. Et le bouleversement d’une femme, d’une vie, face à des requérants d’asile érythréens. Avant la découverte de l’Ethiopie, où elle est partie pour comprendre ou au moins raconter leur monde, cet ailleurs, qu’ils fuient et qui l’interpelle, elle, l’attire. Avant d’écrire Le soutien-gorge noir, Corinne Desarzens est aussi partie, en Hongrie, à la rencontre de Jozsef, l’homme qui s’en est retourné, s’est comme replié, chez lui, pour ne jamais cesser d’écrire. A l’amour qu’il avait laissé ici. Monique lui avait dit non: «C’était un prince et elle ne désirait qu’un mari». Monique c’était sa mère.

Corinne Desarzens aime dire: «La vie, c’est les choses qui ont existé, qui se sont produites, peuvent être vérifiées, mais aussi, en miroir et tout aussi importantes, les choses qu’on aurait pu faire». Alors, évidemment, Jozsef et son histoire hongroise... Même si c’est le miroir de la vie de sa mère et non directement de la sienne, comme ce fut le cas en Ethiopie, elle le traverse, le miroir, à la rencontre des vies qui se croisent. Corinne Desarzens est fascinée par les points où se rejoignent les destinées, dans la vie comme dans la géométrie. 

A Budapest, elle est accrochée par des mots hongrois, comme elle le fut alors par le tigrinia. Des mots hongrois «qui ont l’air de buissons d’épines, hérissés d’accents penchés et de circonflexes à l’envers. Quelque chose d’ajouté, de bizarre, comme la rouille sur le métal, le lichen sur un rocher.» Elle aime les mots, Corinne Desarzens, leur son mais aussi leur posture sur le papier. Et son parcours littéraire est aussi riche que son vocabulaire: c’est un feu d’artifice sans artifice. Où qu’elle soit, quoi qu’elle vive, regarde, goûte, entende, elle pêche des mots, des images, des bribes d’histoires. Sirènes d’Engadine, Dévorer les pages, Je suis tout ce que je rencontre ou Je voudrais être l’herbe de cette prairie: des titres qui la racontent. C’est sans doute parce qu’elle est tout ce qu’elle rencontre et qu’elle entre dans une prairie, comme dans une langue étrangère, un fruit, une odeur, que ses parenthèses partent en tout sens, avec tous les sens. Mais pas n’importe comment. 

Danger: écriture

Toujours, il y a l’amorce, puissante, puis l’échappée dans un détail, surgi comme un éclair. Ou inversément. Toujours la surprise, avant le retour rapide. Evidemment, ça bouscule. Quand un chapitre commence comme ça: « Ils allaient s’écrire toute leur vie. Pendant cinquante-cinq ans. Des lièvres au pelage rendu, en taille douce, poil à poil. Des orchestres d’anges avec un halo à la feuille d’or derrière chacune de leurs têtes. Des chevreuils au cul blanc, en forme de cœur. Des grappes de piments luisants à piquer la langue rien que de les regarder. Des vignes au point de croix. Des pietà brodées. Tous ces timbres.»

Tout y est non? L’égarement et l’émotion en bascule. Jusqu’au rire ou aux larmes. Comme dans la vie. Parce qu’il y a les romans, les récits et la vie. Dans la famille de Corinne Desarzens, il est des drames à répétition. Des dates d’anniversaires qui sont aussi celles d’un décès. Cette vie, ni romance ni romantique, elle l’évoque, parfois, comme dans Poisson-tambour après la disparition d’un de ses frères jumeaux. Dans Le soutien-gorge noir, aussi, mais l’éclairage est oblique. Avec Jozsef, elle parle de cinéma italien pour dire l’amour qui aurait pu...

«Les points de suspension sont les empreintes que laissent les mots partis sur la pointe des pieds.» Corinne Desarzens cite Nabokov en épigraphe. Son père, Jean-Pierre, le mari de Monique, faisait des listes, d’un peu tout, il parlait bien, en société, mais n’expliquait pas tout. Elle me l’a raconté un jour. Cela lui a peut-être donné le sens des mots et l’envie de raconter ou de demander. Je pense à cela, en lisant les mots de Jozsef, l’amoureux hongrois: «Seules ont de l’intérêt les questions sans réponse». Il lui apprend à faire reculer ses questions. «Les questions insiste-t-il, tu dois prendre soin d’elles comme des fleurs, sinon elles se fanent et ça donne des gens tout pourris de l’intérieur.»

Corinne Desarzens n’est plus journaliste depuis longtemps. Dans la vie, comme dans l’écriture, ses questions ne sont jamais attendues. Elles surgissent soudain dans la conversation, comme des fleurs dans les failles du pavement. Les drames ne donnent pas de talent. Mais le libèrent, parfois, comme un barrage qui finit par lâcher, laissant jaillir le verbe, danser le pinceau.    

Afrique, Hongrie, Albanie

A vif, toujours, vive, oh oui, Corinne Desarzens est tout ce qu’elle rencontre sauf une endive, protégée de tout, même du soleil. Quand elle part en Afrique, en Hongrie, à la rencontre des Sirènes d’Engadine, elle vit comme on saute de la falaise. Elle aime cette image empruntée à James Cameron et Richard Branson… Un cinéaste, un entrepreneur: elle ne chipote pas, ne limite pas son inspiration aux sources estampillées littéraires. Elle vit donc et écrit, comme on saute de la falaise. Et elle raccommode le tout avec des mots pendant la chute. Alors ça va vite, au fil des pages, ses images, ses fulgurances.

Voici un instant de gouffre partagé, quand son père, Jean-Pierre, et Jozsef, l’autre, partagent un vin hongrois. Des années après leur demande en mariage parallèle à Monique. Le vin a le goût de tous les fruits noirs de l’été. «Avec en finale un goût de rose, de rose, de rose. De rose. Un goût de chagrin et de vieux jardin. – Nous avons bu votre femme, avait dit Jozsef et ses yeux fixaient son hôte d’un air interrogateur. – Notre femme, précisa Jean-Pierre qui observa un silence.»

Corinne Desarzens connaît «la nostalgie du possible». Et «les cailloux des jours», quand le deuil est immense. Ses récits inspirés de l’intime se répondent étrangement au fil des années, d’Aubeterre à Un Roi jusqu’au Soutien-gorge noir. Sœur et mère de jumeaux elle dit que «souvent chez nous les choses vont par deux». Mais c’est au présent qu’elle le voit et le vit. Avec, souvent, en création puis en parution simultanée, un autre livre. Cette fois-ci tout à fait différent, apparemment. 

Parce qu’il y a celle qui cherche dans les destinées croisées. Et, en parallèle, celle qui semble se contenter de voyager, tous les sens en éveil. De l’Engadine à l’Arménie, elle a su lire les façades, les paysages et les visages. Elle ne croit pas au hasard, donc ce n’est pas un hasard si, plus ou moins en même temps que la Hongrie, elle découvrait l’Albanie. Un nouvel horizon où Corinne Desarzens se prend pour Boucle d’or chez les ours, quand, arrivée un soir avec un groupe, dans une grande maison, entourée d’un marécage, derrière Shkodra, le générateur lâche: «Surgissent deux jeunes hommes et leur mère, espiègle, de 73 ans, pour nous guider vers des chambres avec au moins trois lits, parfois cinq, par personne». Après le repas, elle se retrouve évidemment en cuisine, à sa demande, pour échanger quelques mots d’albanais. Dont visage, forêt, fossette… 

Quand elle voyage Corinne Desarzens goûte les mots comme des friandises et joue à la marelle dans les alphabets. Mais les mots de ces langues nouvelles qu’elle pénètre au fil des ans, elle en prépare toujours quelques uns dans ses bagages. Avant les premiers échanges. Ces mots, elle les offrira à ses hôtes, émus et ravis par cette blonde apparition, si différente des touristes, jusque dans le choix du vocabulaire de base: fossette!

Captivante Edith Durham

La femme plume se dit parfois sorcière. Pour l’avoir croisée dans les Balkans, je sais que ses questions, sa passion lui ouvrent les portes et libèrent les histoires longtemps retenues. « Honorée Mademoiselle » est ainsi probablement le premier livre «albanais». Elle y présente un choix de textes d’Edith Durham. Une Anglaise débarquée à 37 ans, en 1900, dans des confins, qui de Dubrovnik à Skopje, du Kosovo au Monténégro, de la Macédoine à l’Albanie, vont la captiver, au point d’y revenir tant et tant. Ils vont aussi la libérer, l’ex-vieille fille. Confidente du roi du Monténégro puis correspondante de guerre, elle apprendra à monter à cheval et à sentir ses tripes, pour écrire des textes qui ont enflammé Corinne Desarzens. Elle les a découverts dans un recueil rouge, au fond d’une librairie de Tirana. 

«Aux dessinateurs de frontières», «La secte de la seiche mystique», «Au pays du passé vivant», «l’âme de la guerre»: les chapitres d’Edith Durham disent les Balkans d’il y a un siècle vus par une Britannique. Avant Tintin, mais entre le récit d’aventure exotique, les notes ethnologiques, diplomatiques et l’envolée surréaliste ou satirique, ces écrits surgissent aujourd’hui en français. Corinne Desarzens les a choisis et traduits en libertaire littéraire. Passionnée désormais par ces confins, qu’elle n’a pas encore fait siens. Mais qui l’attirent comme une eau tourbillonnante.

Pour Budapest, et autre, elle a écrit: «Parcourir une ville en voulant contourner la déception exige de lever la tête, de faire comme si on se promenait au bord de la mer, le menton vers le haut en respirant par les yeux ». Pour ne rien perdre des façades et oublier ce qui se vend en bas. L’Albanie, elle la présente comme «un coffre mystérieux, avec une plume d’aigle dedans, la photo d’un agent double communiste et le sceptre d’Ottokar… Le dernier secret d’Europe». Ses yeux brillent. Elle trouvera les mots pour aller plus loin.

Couilles de velours 

Elle trouve toujours les mots. Pour tout. Pour «Couilles de velours», aussi. Un recueil le nez en l’air et ailleurs, fin et truculent. Troisième parution de saison! De petits textes et scènes, pour saluer «la trinité de chair», le dindon, la grappe, cette membrane qui mérite un nom «albuginée». Décrire, avec le geste pour mieux voir: «Mon index suit la ligne qui court sur ces fruits souples, ces petits sacs malléables emplis de billes glissantes ont la texture des câpres, du caviar qui roule sans s’écraser, de la figue et de la grenade, leurs grains confondus.» Là aussi, la beauté et le rire, face au «double zéro génital. Jumeaux poilus bien plus grands que le nez des personnages de Reiser». La tendresse pour le «duo timide gaufré d’un labyrinthe» et la passion surgie face à celui qui sait jouer avec le béton, le frotter, le talocher. «Par les étapes de la coloration du béton, tu avais décrit la montée du plaisir, en donnant d’autres noms à ses instruments». Elle ose Corinne Desarzens. Pas seulement crue, avec celui qui fait surgir la couleur de ses instruments de maçonnerie: «Tu étais un pont bleu au dessus du précipice vert. J’étais un pont vert au dessus du précipice bleu.»

Des rencontres, encore. Celle de rois mages à la peau sombre, celle d’un vin velouté. Ni coing, ni prune, pas de sous-bois, non, ce vin mérite mieux, «Samteier », couilles de velours. La trouvaille est de Monique, la mère de Corinne, l’amour de Jozsef, celle au soutien-gorge noir. Desarzens ose et joue de l’écho. Une triple parution pour la poésie en prose.


* Cet article de Sonia Zoran a été écrit pour la toute nouvelle revue La cinquième saison dont le 1er numéro est à paraître en octobre (lire encadré ci-dessous)


Couilles de velours, éd. d’autre part, 2017.
Honorée Mademoiselle, L’Aire, 2017.
Le soutien-gorge noir, L’Aire, 2017.
Dévorer les pages, éd. d’autre part, 2013.
Un roi, Grasset & Fasquelle, 2011.
Le gris du Gabon, L’Aire, 2010.
Poisson-tambour, Bernard Campiche éditeur, 2006.
Sirènes d’Engadine, éd. du Laquet, 2003.
Je suis tout ce que je rencontre, L’Aire 2002.
Je voudrais être l’herbe de cette prairie, L’Aire, 2002.


La cinquième saison, une nouvelle revue littéraire


Foisonnante, la littérature romande se heurte souvent à l’indifférence – voire pire, à la complaisance – de médias en crise. Tous les livres ne se valent pas, tout ne mérite pas attention, mais encore faut-il pouvoir le dire. Née d’enthousiasmes et d’inquiétudes, La cinquième saison se propose de combler le vide et de brasser les cartes, et pourquoi pas de bousculer les auteurs? Paraissant quatre fois par an, elle veut concilier l’exigence et la légèreté pour offrir aux lettres romandes la scène qu’elles méritent: un espace de création, de jeu, de critique et de débat – un défouloir constructif. Xochitl Borel

Un financement participatif pour la revue est en cours et c'est ici.

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