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Actuel / Le temps des cigales, une parenthèse

Sonia Zoran

4 juillet 2017

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Une série dans les coulisses du rêve insulaire et dans un archipel au large de Šibenik, au nord de Split. Si l’été dure longtemps dans les îles de l'Adriatique, la saison touristique est courte. Deux mois, comme suspendus pour les vacanciers et même les habitants. Qui font taire leurs inquiétudes et leurs tracteurs. Petit inventaire.



Le 1er épisode du feuilleton dalmate: Le Tijat revient: «Le voilààà!»
Le 2e épisode du feuilleton dalmate: Yoga ou poissons? Rave party ou mouflons?
Le 3e épisode du feuilleton dalmate: Des câpres et des hommes
Le 4e épisode du feuilleton dalmate: Soupe à la pierre, au goût de mer
Le 5e épisode du feuilleton dalmate: Le plongeon dans la langue de l’Adriatique: un joyeux voyage (sretan put)

Tracteurs ou jet-ski.  L’été, c’est d’abord un changement dans la bande-son. Au printemps, dans une île sans voiture, la journée commence avec les teufs-teufs des bateaux de bois. Puis il y a les tracteurs. Ou plutôt des micro-tracteurs: un moteur avec un siège derrière, voire deux, et une petite remorque. J’en connais cinq ou six, rouge, brun ou rose (!). Ils transportent maçons et matériaux de construction. En mai, c’est le pic des travaux et rénovations. Il faut finir vite, les touristes ne doivent pas être dérangés. Ils viennent chercher le calme. Pour s’y agiter autrement.

En pleine saison, le matin, à la pointe de l’île, on se croit au bord d’une route: les yachts passent par dizaines pour rejoindre les îlots du large. Les virées des jet-ski suivront dans la journée. Au loin. L’île est heureusement protégée par des limitations de vitesse et le fond sonore des cigales et des petites vagues poussées par le maestral. Le soir, quand les martinets font des virées et crient sur les toits, les enfants ambiancent le port: foot, trottinette, cache-cache, courate. Remplacés ensuite, sur les terrasses, par des éclats de voix, et, parfois, les chants d’une klapa improvisée. Les insulaires aiment cet art local de la chorale: «Nous sommes comme les grillons, on chante plus fort quand la nuit est chaude».

L’été c’est une bande-son qui va crescendo.

 

Bain de lumière. En été, une île de Dalmatie, c’est un peu de blanc et d’or, dans un bain turquoise.

Blancs, les rochers et les maisons de pierre, aux toits de tuile rouge brique. Dorée la colline quand les coquelicots et les herbes ont brûlé. Vert, quand même, les pins et les oliviers s’il y en a. Et turquoise, of course, la mer, près du bord. Mais l’Adriatique est aussi bleu foncé, violette ou argent, suivant le vent, surtout hors-saison. Et en hiver, les ruelles sont teintées de beige, grisâtre ou verdâtre, quand il a plu longtemps.

Si les Grecs peignent avec soin leurs terrasses en bleu et blanc, en Croatie, les goûts sont souvent rustiques: bois vernis et massif, parasols avec pub pour la bière. Ici, c’est la lumière qui lisse le décor. Lessive les ombres sur les roches et les maisons. Dore le bleu de l’aube. Sature le blanc aveuglant de midi et lâche un voile rose le soir.

L’été c’est la réalité revue en technicolor

 

Ail, pastèque et dorade. Si les îles font rêver sur papier glacé, elles inquiètent souvent les vacanciers. Au point qu’ils préfèrent souvent s’entasser sur la côte. Pour les rassurer, les sites de location d’appartements indiquent parfois la distance jusqu’à la prochaine pharmacie. Ce qui ne veut rien dire, en mer. Et sans l’horaire des bateaux. S’il y en a.

C’est comme ça, plus une île est petite, plus elle est… insulaire. Donc riche en vues sur le bleu et pauvre pour le reste. Sauf en été: sur mon île de deux kilomètres carrés, des légumes et poissons frais arrivent tous les matins. Un marchand se pointe en barque avec salades, pastèques et tresses d’ail. Et deux jeunes font de même avec les dorades, crevettes et sardines attrapées au retour d’un chalutier, dans un port voisin. Grâce à cette organisation, l’ascétisme devient divinement simple. Rien à voir avec les dizaines de personnes groupées autour du seul pêcheur du village, en automne, quand il a pu ressortir, enfin, après une semaine de gros temps.

L’été c’est jouer à la vie insulaire.

 

L’autre Europe… Cette année, un sale doute s’exprime, jusque dans les îles: l’Europe compte-t-elle des consommateurs de seconde zone?

«Je dois vite changer la petite, tout a débordé», m’a dit un jour Ivana. «Tu sais, chez nous les Pampers sont différents, on dirait qu’ils ont des creux ou des trous dans le rembourrage. Les produits vendus ici sont de moins bonne qualité et on commence à s’en rendre compte». Sa fille est très grande pour ses trois mois, mais c’était peut-être bien la bonne taille. A l’Est, les journaux ont multiplié depuis l'hiver les enquêtes, tests et commentaires, sur certains produits de marque des multinationales: ils seraient légèrement différents, moins bons, mais plus chers dans les anciens pays communistes. En Slovaquie, Bulgarie et maintenant en Croatie, la rumeur enfle. Au point de susciter des interventions au Parlement européen. Le premier ministre bulgare parle même d’apartheid et accuse les multinationales de traiter l’Est comme la poubelle de l’Europe.

Je ne sais pas encore si les langes ont des fuites, les sodas plus d’édulcorants, les conserves moins de viande. J’ai déjà jeté des olives importées d’Espagne, totalement immangeables et des boîtes de thon contenant une purée orange. En me disant que j’avais mal choisi. Parano ou vrai scandale, on le saura dans quelques mois si l’UE prend l’affaire au sérieux. Reste qu’en Croatie, alors que la plus grande entreprise agro-alimentaire, Agrokor, est en déroute, les produits des multinationales, y compris des produits laitiers de base, font exploser les dépenses d’une famille. Surtout avec un smic et des retraites autour des 400 euros.

Mais l’été, on ravale ses soucis. En regardant les rayons où surgissent les truffes d’Istrie et les bouteilles de Champagne. L’été on fait comme si. 

 

… entre deux mondes. En Croatie, des supermarchés à l’immobilier, tous les prix ont grimpé sans interruption depuis la fin de la guerre, il y a plus de vingt ans. Aujourd’hui ils avoisinent ou dépassent ceux pratiqués en Suisse. Pas les salaires. Surtout pas dans une île où ils sont nombreux, ceux qui n’ont que des temps partiels ou saisonniers.

Mais certains insulaires parviennent encore à vivre en quasi-autarcie. Ils ont un potager, font des conserves, accumulent des réserves de figues. Ils vont à la pêche. Produisent leur huile d’olive, leur vin, leur liqueur. Savent réparer un bateau ou construire un mur de pierres. Et ils s’entraident. Dans cette économie qui n’est pas tant parallèle qu’essentielle, on vit presque sans argent: quand une vieille a trop de concombres, elle en donne au voisin. A l’occasion elle recevra un poisson.

Et certains biens locaux, eux aussi essentiels, semblent résister et demeurer accessibles pour tous. A la boulangerie de l’île, le pain coûte un franc le kilo, le croissant géant 50 centimes. A la pizzeria, le café – sacré, le café au café – vaut 90 centimes. Et, vendu au port, le kilo de sardines plafonne à 3 francs.

J’ai essayé de demander au boulanger et au pêcheur, comment ils faisaient pour vivre, s’acheter un jean, payer un loyer: «Pourquoi? Vous trouvez que ce n’est pas assez cher?» En insistant, j’ai obtenu un sourire et un haussement d’épaules: «C’est comme ça, faut que les gens d’ici puissent se nourrir. Quand il n’y a plus de touristes, il reste qui?».

L’été, les insulaires préparent l’hiver.

 

Privatiser la mer? S’il y a près de 700 îles en Croatie, et plus de 400 îlots et récifs, il vaut mieux savoir nager et plonger. Les plages sont rares. Les baies abritées et en pente douce aussi. Du coup elles sont surpeuplées. Vu autrement, elles valent de l’or. Ou des espèces précieuses, pour le gouvernement et de potentiels investisseurs. Un gouvernement qui espère faire passer une loi pour attribuer des concessions privées sur la côte et dans les îles.

Des concessions, il en a déjà, ça s’est fait, discrètement, par-ci, par-là, depuis la fin de la guerre. A Dubrovnik, ou ailleurs. Devant les restaurants et les hôtels, des pontons privés et des plages surveillées ont surgi. Des îles ont été vendues ou privatisées. Mais en gros, tout le monde a encore le droit de se baigner partout. Voire d’accoster si nécessaire. C’est la loi de la mer et des tempêtes. Mais ce printemps, une concession a failli être attribuée pour la célébrissime plage de Bol, sur l’île de Brac. C’est une pointe de sable blond (Zlatni Rat) variant suivant le vent et les courants, qui fut apparemment promise à une société, basée à Zagreb et… dépourvue d’employés! Mais la mobilisation locale fut telle, avec des manifestations colorées, des serviettes de bains installés par centaines et de nombreux échos sur internet, que l’Etat a fait marche arrière. Depuis, le mouvement des îles (pokret otoka ou the island movement) donne de la voix. Avec des manifestations un peu partout début juin, au point de parvenir à faire repousser le projet de loi, dont le vote était prévu juste avant l’été. Jusqu’à quand? La question agite les réseaux sociaux*.

C'est l’esprit de l’Adriatique insulaire qui est en jeu.

Si les plages et baies sont surpeuplées et prises d’assaut, partout de petits pontons ou de mini terrasses de béton coulé entre les rochers animent la rive. Ces petits espaces interdisant de facto le surnombre sont parfaits. Ils appartiennent à quelqu’un, celui qui les a construits, celui dont la maison est posée au bord de l’eau. Mais contrairement à ce qui se passe autour Léman, les rives sont en principe ouvertes à tous. Quand j’ai demandé à Ante si je pouvais me baigner devant chez lui, il a tempêté: «Quelle question. Elle est à qui la mer? A personne!» 

 

Moustiques et vacanciers. Les insulaires parlent beaucoup, par petites touches. Y compris pour dire leur rapport ambivalent au tourisme. Un matin, je me réveille chiffonnée et piquée: «Eh oui, les moustiques sont arrivés, les touristes ne vont pas tarder». L’épicière sourit. Les affaires vont reprendre. En septembre, c’est elle qui sera chiffonnée.

 

Avec ou sans carte postale. Dans le journal régional, Slobodna Dalmacija, une photo: une corde à linge dans une ruelle, entre deux fenêtres, exposant des caleçons à l’ancienne avec dentelles. Et un article pour dire la joie des touristes dans un centre ville de Split photographiant cette apparition si typique. Une mise en scène. Dans un centre antique où, autour du Palais de Dioclétien, de faux légionnaires et des terrasses à tapas, des boutiques de luxe et des appartements climatisés pour séjour de courte durée ont remplacé depuis longtemps les grands-mères et les tsiganes. Les habitants ont vendu ou louent eux-mêmes leur ancien nid et se retrouvent à la périphérie. Mais, comme le souligne l’article, le vieux Split réapparaît le temps d’une photo.

Sur mon île, c’est différent: tout sèche dehors, les sous-vêtements, les draps, les filets et les cirés des pêcheurs, mais aussi les baskets passées à la machine, les doudous passés au jus, les nappes et tapis. Mais il n’y a pas de cartes postales. Sauf à la poste. Quelques mélanges à l’ancienne, avec vues du village posées de guingois. Cinq ou six, toujours les mêmes.

 

L’été des grands-mères. Tout le monde aime l’été. Sur l’île comme ailleurs. Les vacanciers ont besoin d’un break, les insulaires ont besoin de cash. De chaleur aussi: la mer en hiver et au printemps, c’est une humidité qui pénètre les os. Un vent qui transforme les passants en virgules arc-boutées. Des courants d’air dedans et dehors. Et des jours trop courts pour faire la sieste.

L’été c’est précieux. Il s’installe et on le met en scène. Puis la saison se termine. Mais, oh miracle, après c’est encore l’été, autrement. Jure a écrit, très jeune, un poème pour dire la beauté de ce qu’on appelle ici l’été des grands-mères:

«Il est arrivé l’été des grands-mères. Chaude est la nuit, chaud le matin. Beau le temps. Le soleil brille. La mer somnole. Personne ne vendange. Personne ne démêle ses filets. Une légère brise souffle, sérénité et bien-être. Dans la crique des nudistes slovènes, ce sont maintenant les figues qui bronzent et sèchent».  

 


 

*Post-scriptum: Comme le craignait le Mouvement des îles, la loi sur les concessions a bel et bien été adoptée le 1er juillet. En douce et en force: glissée dans l'ordre du jour peu avant la session du parlement, elle a été votée avec une courte majorité. Les représentants de l'opposition quittant la salle en signe de protestation. En pleine saison touristique les insulaires sont-ils réduits au silence?

 


 

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