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Culture / Jean-Luc Godard, héros malgré lui

Norbert Creutz

14 septembre 2017

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L'ermite de Rolle est au centre de «Le Redoutable», un «biopic» de Michel Hazanavicius d'après les souvenirs d'Anne Wiazemsky. Crime de lèse-majesté à l'encontre un des rares vrais génies qu'ait connu le cinéma ou portrait inspiré qui en dit long sur l'époque et ses contradictions?



Pauvre Jean-Luc Godard! Déjà plus présent qu'il ne l'aurait voulu dans le magnifique Visages villages d'Agnès Varda (et JR), le voici qui se retrouve arrangé à la sauce «biopic» par le roi du pastiche Michel Hazanavicius (OSS 117, The Artist), d'après les souvenirs de son ex-compagne Anne Wiazemsky (Un an après). JLG, artiste vintage et cible désignée de tous les règlements de comptes privés? Si ce n'était que ça, il y aurait en effet de quoi s'offusquer et de traiter ces réappropriations avec le plus souverain mépris, comme l'ont fait les derniers gardiens du temple à Cannes, où les films ont connu leur première. Heureusement, il y a bien plus que cela dans les deux cas. Entre la réponse de la bergère au berger et l'exercice d'admiration distanciée de l'héritier, de quoi se faire une image plus juste d'un artiste pour finir aussi décevant que génial.

Inutile de revenir ici sur Varda, cette compagne de route qui pourrait bien avoir rattrapé Godard en importance devant l'histoire du cinéma et qui épingle l'homme derrière l'artiste. Plus compliqué à légitimer paraît le geste de Hazanavicius, au statut d'auteur encore incertain et dès lors supposé tenu à plus de révérence. Un post-moderne omnivore dans le sillage des frère Coen, mais sûrement pas un godardien fervent ni même un petit-fils de la Nouvelle Vague; un cinéaste certes doué pour la comédie et la parodie affectueuse de genres populaires mais flingué (à tort selon nous) dès qu'il a fait mine de traiter d'un sujet sérieux (la guerre de Tchétchénie dans The Search). C'est pourtant depuis cette position en retrait qu'il a signé sa réussite la plus étonnante à ce jour, un film qui ravira tous ceux capables d'aborder le sujet sans a priori.

Tragi-comédie jouissive

Le Redoutable saisit Jean-Luc Godard au tournant clé de sa carrière, à la fin des années 1960, lorsque, après une décennie de créativité sans pareille, il décide de se mettre plutôt au service de l'activisme politique dans la mouvance de Mai 68. Une sorte de hara-kiri artistique dont son cinéma ne se remettra jamais vraiment, malgré un retour à la fiction dix ans plus tard en Suisse. C'est de cette période mouvementée qu'Anne Wiazemsky fut la témoin privilégiée. De seize ans sa cadette, une toute jeune fille complètement dépassée par les enjeux de l'époque, mais dont le regard rétrospectif n'est pas moins valable que toute la glose critique suscitée par l'œuvre et la parole du maître. Surtout, Hazanavicius ne s'y est pas tenu: porté par une réelle admiration sans abdiquer de sa fameuse ironie, il érige son Godard en héros d'une tragi-comédie révélatrice de toute cette époque dont il contribua tant à façonner l'image.

Au cœur de l'aventure, il convient de saluer la performance jouissive de Louis Garrel, qui parvient à conjuguer maniérismes et intériorité pour dépasser la caricature. Son Godard sarcastique et torturé, pop-star culturelle et apprenti pygmalion dépassé par les événements, en quête d'une pureté idéologique inaccessible, est un triomphe. Il faut le voir déclarer devant un miroir: «Et il se trouvera sûrement un acteur pour dire que les acteurs sont des cons»! A ses côté, Stacy Martin (la révélation de Nymphomanicac de Lars von Trier) est également parfaite, observatrice-narratrice en retrait sauf dans son plus simple appareil, lorsque la proposition de Marco Ferreri de faire tourner Anne à poil dans La Semence de l'homme réveille soudain le puritain chez Godard.

Pas si mort, le cinéma

Pour sa part, s'inspirant du travail du chef opérateur Raoul Coutard, Hazanavicius prend le parti d'une reconstitution d'un réalisme coloré mais sans chichis tout en s'offrant à l'occasion des effets stylistiques typiquement godardiens. Son traitement du fameux festival de Cannes 68 que Godard et ses amis réussirent à stopper est exemplaire: résumé en une mémorable séquence de retour en voiture en compagnie d'un ami (Michel Cournot) dont le film n'a pas pu être projeté! En tant que juif, il ne peut laisser passer certains dérapages (postérieurs?) concernant Israël, mais, là comme ailleurs, choisit toujours le parti des paradoxes révélateurs plutôt que de la vaine polémique. Peut-on avoir tout annoncé et se retrouver largué, aimer une femme et tout faire pour se l'aliéner, soutenir Mai 68 et détester les étudiants, être un artiste de génie et préférer se ranger derrière un dogme? Son Godard le peut et c'est précisément en cela qu'il sonne si juste, dans la droite ligne du portait esquissé par son biographe Antoine de Baecque (2010)

Certains crieront sûrement au pastiche stérile et au petit bout de la lorgnette. En réalité, dès son titre, «private joke» du couple qui se transforme en qualificatif idéal, Le Redoutable est un film en perpétuel mouvement dialectique, dont la verve et l'intelligence mettent en joie. Et ce jusqu'à cette impression d'un immense gâchis que tous les dépités par les derniers films de JLG connaissent bien. Le prophète de tous les malheurs a dit Adieu au langage? Aux autres, qui l'ont côtoyé ou admiré sans forcément communier à l'idée de «mort du cinéma», de prendre à leur tour la parole!


Le Redoutable, de Michel Hazanavicius (France, 2017), avec Louis Garrel, Stacy Martin, Bérénice Bejo, Micha Lescot, Grégory Gadebois, Félix Kysyl, Romain Goupil, Jean-Pierre Mocky. 1h47. Dans les salles de Suisse romande.


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