Culture / Denis Grozdanovitch en état de poésie
Ce n’est pas vraiment une anthologie, plutôt une collection. Ce n’est pas non plus un manifeste, davantage une démonstration. Dans son dernier essai, Denis Grozdanovitch attire l’attention sur les petites choses, les petits plis, autant de cachettes pour la poésie que le fracas des villes et le roulement des pensées utilitaristes risquent de rendre muette.
Pourquoi aurions-nous encore besoin de poésie, nous qui avons tout, tout de suite et à portée de main? D’ailleurs, la poésie ne se vend pas, disent les éditeurs et les professionnels des livres. Grâce de l’inutile? Ce n’est pas seulement cela. Il s’agirait plutôt d’une éthique, que Denis Grozdanovitch, auteur des petits riens, grand consignateur de détails et lecteur à l’érudition inégalable, met lui-même en pratique. Cette Gloire des petites choses, davantage que ses essais précédents encore, tels La Puissance discrète du hasard ou La Vie rêvée du joueur d’échecs, est un viatique pour qui voudrait cheminer dans notre monde moderne sans y perdre la vue pour le vol des grues, l’ouïe pour les voix inaudibles, le goût, l’odorat et le toucher pour frôler la profondeur des surfaces.
Cela vous est-il arrivé? Lors d’un diner, par une claire soirée d’été, vous admirez le lever des étoiles et vous vous demandez si les autres convives, absorbés dans leur conversation sur la politique, l’économie, la guerre, y sont vraiment insensibles. Ou si chacun, à part soi, ne se ferait pas la même réflexion. Nul besoin d’avoir avalé des sonnets et des stances au kilomètre pour se retrouver dans ces moments de grâce, le commencement et sûrement l’essence de la poésie.
C’est une note de Georges Haldas, écrivain et poète genevois, qui souffle à Grozdanovitch le titre de son essai. Placée en exergue, la citation contient en germe tout un monde: «Ce sont les choses imperceptibles – les impondérables – qui nous relient le plus souvent à l’essentiel. Qui vit en Etat de Poésie le sait mieux que tout autre. Et cela dans la mesure où il ne cesse d’en faire l’expérience. Titre éventuel pour un petit texte qui en témoignerait: La Gloire des petites choses.»
Vivre en «Etat de Poésie», c’est donc saisir les impondérables. Cet essai en est empli. On lit de bouleversantes pages sur l’automne immobile, dans la campagne nivernaise où l’auteur est installé depuis plusieurs années, sur le vol des grues annonçant les grands frimas, sur le silence strié des hululements des chouettes. La Poésie comme état, comme modalité de l’être disent les philosophes, Denis Grozdanovitch, fidèle à l’intuition d’Haldas, la recueille, la collecte en herbier. Chez Heidegger, fustigeant la technique qui prend la maîtrise de nos existences et ne nous permet plus d’habiter le monde en poètes. Dans des détails, anecdotes, petites histoires racontés par ses amis ou par des inconnus de passage. Dans l’existence même de l’inconnu, son étrangeté, sa drôlerie.
Dans la photographie, bien entendu, se niche aussi l’essence des petites choses. Cartier-Bresson et son «instant décisif» semble s’être le mieux rapproché de l’état de poésie et l’avoir donné à voir. Dans ce que nous rapportons, au réveil, des rêves de la nuit. Incongruités psychanalytiques, bousculades absurdes du bon sens.
«Tant d’efforts, en effet, sous nos latitudes laborieusement ratiocinantes pour expliquer le monde en profondeur et, à la surface, ces miroitements, ces jeux..!», note l'auteur au détour d'un chapitre limpide consacré au haïku. Du jeu, de la beauté, de l’éphémère, de la légèreté, ainsi vit-on en Etat de Poésie.
Peut-être faut-il aussi entendre dans cette expression l’Etat au sens politique. Vivre en Poésie, ou y partir à l’aventure, de longues heures de lecture durant, quoi de moins «productif» pour l’économie des autres Etats? Quoi de plus réjouissant aussi, et pour cette raison même?
Gare, pourtant, à la méprise. La Gloire des petites choses n’a rien d’une diatribe socio-politique, d’un manifeste en faveur de tel choix et défaveur de tels autres. La poésie elle-même nous enseigne à faire fi des principes logiques formels, à célébrer la contradiction, la juxtaposition, la coexistence, la pluralité des sens: «Je est un autre», et «la Terre est bleue comme une orange», par exemple. Il n’est pas question de démontrer «l’utilité» ou la «nécessité» de la poésie, pour notre monde ou un autre, pas même d’argumenter pour une prétendue supériorité contemplative. On ne mettra pas en opposition rangée la vie «utile» et la vie poétique – si tant est que ces adjectifs se contredisent. Car la poésie se trouve là, et nous la trouvons là comme nous nous trouvons, partout: elle n’est affaire que de saisissement.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
0 Commentaire