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Quiconque ose parler de cessez-le-feu, d’accords pour l’avenir de l’Ukraine, est aujourd’hui accusé de lâcheté, sinon de complicité avec Poutine. Les Occidentaux le répètent sur tous les tons: il faut mener la guerre «jusqu’à la victoire», comme cela a été proclamé tant de fois dans l’histoire. Proclamation d’autant plus aisée qu’Américains et Européens ne risquent pas leur vie. Ils envoient des armes, des milliards à la malheureuse Ukraine, mais c’est celle-ci qui souffre et saigne à n’en plus finir. Ainsi que la Russie qui a déclenché cette invasion insensée.



De quelle victoire parle-t-on? Chasser jusqu’au dernier soldat russe du territoire ukrainien tel qu’il était tracé avant 2014? Aucun stratège réaliste n’y croit. La Crimée, vieille terre russe, le restera, selon l’évidente volonté de ses habitants. Les républiques séparatistes, lieux de toutes les tensions et de toutes les agressions depuis huit ans, charnières ultra-sensibles des deux frères ennemis, ne retourneront pas sous l’autorité exclusive de Kiev. Leur trouver un statut autonomiste est plus difficile que jamais mais c’est bien la seule voie imaginable à long terme. 

Parler de paix? C’est devenu un gros mot, une provocation, une lâcheté. Pas seulement dans les pays les plus engagés, en Suisse aussi. Dernier en date: le malheureux Martin Baume, conseiller national zurichois, Vert-libéral, essuie une pluie de critiques acerbes pour avoir plaidé en faveur d’un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine, pays auquel il est très attaché. Sa femme en est originaire. Le «Tagi» l’interroge sur le ton réservé aux suppôts de Poutine, qu’il condamne pourtant sans ambiguïtés. Il veut maintenir cet espoir, non pas tant pour sauver l’économie européenne, mais d’abord pour mettre fin aux souffrances des peuples pris dans la tornade. Mais pan sur le bec! 

Dans l’excitation belliqueuse entretenue aujourd’hui, songer à l’avenir est vu comme une dérobade. On est passé près pourtant du versant de l’espoir. Quelques jours seulement après le déclenchement de la guerre, il fut sérieusement envisagé, à Kiev comme à Moscou, de stopper la machine infernale. Avec les négociations d'Istanbul. 

Pour préparer la rencontre, le chef de la délégation ukrainienne souhaita l’avis d’un connaisseur occidental de la Russie, l’ex-chancelier Gerhard Schroeder. Il l’approcha par l’intermédiaire du CEO de Ringier à Zurich, Marc Walder. Le contact a été établi en Turquie. Schroeder s’entretint aussi avec le négociateur russe. La négociation formelle était plus que difficile à mettre en route. Quelques palabres par vidéo, quelques échanges de notes… Les partenaires étaient loin d’une franche discussion autour de la table mais peu à peu s’esquissaient des solutions. Neutralité de l’Ukraine, garantie par les puissances européennes, départ des troupes russes, statut d’autonomie pour les provinces séparatistes. Quant à la Crimée, il était question d’un nouveau référendum… dans quinze ans. Le journal allemand Bild Zeitung, fréquemment utilisé par les communicants de Zelensky pour faire passer le point de vue de Kiev en Allemagne, alla jusqu’à titrer: «La paix? Peut-être dans quelques jours!»

L’ami allemand de Poutine lui rendit visite à Moscou. Celui-ci lui dit qu’il était favorable à un tel accord mais qu’il doutait, dans le jeu des rapports de force internationaux, qu’il puisse voir le jour.

Cela se confirma. Soudain, malgré les efforts du président Erdogan, tout fut gelé. Pas de déclaration de rupture, mais pas de nouvelles dates pour poursuivre les tentatives d’accord. Les négociations étaient soudain enterrées. Pourquoi?

Il y avait au Kremlin des durs qui les voyaient d’un mauvais œil mais Poutine avait les moyens de les contenir. A Kiev en revanche, tout un pan du pouvoir, l’aile nationaliste la plus déterminée, très présente au sein de l’armée, était hostile à tout accord. Mais en fait, ce sont les Américains qui sifflèrent la fin de la bien précaire récréation. Leur influence, pour ne pas dire leur autorité, sur le gouvernement ukrainien ne date pas d’hier mais elle se trouva plus déterminante que jamais avec le déclenchement du conflit. Il n’était dès lors plus question de trouver quelque «solution» mais d’affronter la Russie jusqu’à la mettre à genoux. Dans une guerre menée par procuration, avec des afflux d’armes et d’argent, avec l’envoi de «conseillers» et de mercenaires divers, mais sans risquer la vie d’un homme en uniforme de l’OTAN.

Après ces mois d’horreurs, il sera infiniment plus difficile de renouer un dialogue. Et pourtant, un jour, il le faudra bien. Même si, pour l’heure, l’Occident tente de dresser un nouveau rideau de fer face à la Russie. 

La question du gaz illustre avec ironie nos contradictions. Même après les premières sanctions, Poutine assurait que les contrats de Gazprom seraient honorés avec tous ses clients, amis ou pas. Vint alors une déclaration solennelle: le but ultime de l’Occident est de renoncer totalement aux hydrocarbures russes. La réponse de Moscou a une certaine logique: si désormais vous voulez fermer le robinet, quand et où vous voulez, à votre guise, nous pouvons faire de même… Et voilà que plusieurs pays, Allemagne en tête, tremblent à l’idée de se trouver privés de chauffage l’hiver venu. Les coups de gueule, les réactions à chaud, cela plaît au public sur le moment, mais mieux vaudrait réfléchir aux décisions politiques à moyen et long terme. Celles qu’a prises l’UE dans la hâte ne freinent pas Poutine, on le sait, mais porteront des coups d’une gravité extrême à son économie. 

Voilà donc l’Europe dans le désarroi. La Russie aussi. Elle peine au plan militaire, son armée révèle ses faiblesses, le peu de motivation des troupes, les problèmes de commandement, la vétusté de ses équipements. La grande puissance dont on nous répète qu’elle menace tout le continent – même l’Espagne renforce sa défense! – arrive tout juste à grignoter quelques minuscules territoires dans le Donbass et au sud après des mois de combats. Face à une Ukraine puissamment déterminée à se défendre mais qui est aussi menacée d’épuisement. Les sanctions se distinguent, comme tant de fois dans l’histoire, par leur inefficacité. Elles causent certes des problèmes aux pays visés mais n’ébranlent pas le moins du monde les régimes que l’on souhaite voir tomber. En revanche, dans ce cas, elles entraînent des casse-têtes chez les Européens. Pas seulement du côté des énergies. Pas seulement du côté de l’inflation qui a maintes autres causes. Mais plus largement au plan géopolitique: les Occidentaux découvrent que de vastes pans du monde, en Asie, en Afrique, en Amérique latine, n’entrent pas dans leur discours et tendent plutôt à se distancer d’eux, notamment au plan monétaire. 

Le grand projet d’une organisation de la sécurité et de la coopération en Europe (OSCE) est mort du fait de la négligence occidentale, puis du déclenchement de la guerre où la Russie, elle aussi, s’est montrée singulièrement irréfléchie. Le bilan des Nations Unies n’est pas plus réjouissant. Que son système n’ait pas pu stopper le conflit était attendu. Mais même ses plus modestes tentatives de panser quelques plaies ont échoué: ce sont les Turcs et les Russes qui œuvrent à libérer l’exportation des céréales par la mer Noire, pas l’ONU.

Les risques d’une guerre à coups de missiles intercontinentaux, évoqués de part et d’autre, sont minimes. Ce n’est pas cette apocalypse qui nous menace. Mais bien un pourrissement généralisé des relations internationales à partir de l’abcès ukrainien. Au fur et à mesure que ses effets se manifesteront, assistera-t-on, au-delà des déclarations passionnées, à un progressif retour à la raison? On ne peut que l’espérer, sans grandes illusions. Et cela ne peut passer que par la négociation entre les belligérants, l’urgence absolue à cette heure. 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

11 Commentaires

@miwy 15.07.2022 | 04h57

«A l'Est, rien de nouveau... lecture intéressante; toutefois, il y manque à mes yeux LA réflexion que j'attends depuis le début de ce conflit: quelles sont les raisons qui amènent les pays d'Europe à suivre ainsi aveuglement les Etats-Unis (dont je comprends et désapprouve les ambitions colonialistes depuis toujours) ? Pourquoi tant de responsables politiques habituellement (plus) sensés et capables de raisonner ont, depuis février 2022, perdu les pédales et acceptent que leurs pays deviennent vassaux et victimes d'une politique américaine ne servant que les intérêts de leur propre pays ? Et pourquoi nous, gentil petit peuple, en acceptons les conséquences catastrophiques quasiment sans broncher ?»


@MCL 15.07.2022 | 08h22

«Très pertinentes questions de @miwy car nous sommes en état de sidération face aux Etats-Unis. Et nous n’avons hélas plus d’homme politique de la trempe d’un De Gaulle de nos jours en Europe pour leur dire non.»


@Pipo 15.07.2022 | 08h47

«Excellent commentaire. Hélas depuis plus de 2 ans les dirigeants de ce monde ne brillent pas par la pertinence de leurs décisions !
Pierre Flouck »


@Lore 15.07.2022 | 09h46

«La faute aux américains c’est un combat identitaire pour toute une génération, une 2ème peau. L’histoire leur apprendra peut-être à faire la part des choses ou pas.
»


@Paul Véhunt 15.07.2022 | 13h35

«Pourquoi ne pas dire clairement que la guerre actuelle en Ukraine est une guerre provoquée et voulue par les USA contre la Russie, avec la complicité active du Royaume-Uni, de la France et du Canada. Leur vieux désir dominer ce pays, de supprimer un adversaire (URSS ou Russie) et de piller ses immenses richesses naturelles est loin de dater de la période actuelle et a été très souvent avancé et théorisé par l’élite politique US. Un des buts de cette guerre est aussi d’obliger l’UE à couper tous liens économiques avec la Russie quelles qu’en soient les conséquences pour les peuples européens et empêcher par exemple la mise en service de Nord Stream 2 pourtant largement cofinancé par des capitaux occidentaux.

Et préciser aussi que la Russie a tout fait pour éviter cette guerre programmée, en exigeant en particulier depuis 2015 que soient respectés les accords de Minsk et la non-appartenance de l’Ukraine à l’OTAN. Mission impossible puisque contraire à la politique imposée par les USA et leur bras armé l’OTAN.
La guerre ‘chaude’ actuelle date du 16 février dernier (en conformité avec la décision du gouvernement Zelenski du printemps 2021 de reconquérir militairement le Donbass et la Crimée). Ce jour-là a commencé le bombardement massif des deux républiques autonomes, prélude à leur invasion par les troupes massées dans la région, régiments néo-nazis en tête, pour faire le ‘nettoyage’, soit l’éradication des ressortissants russophones ayant soutenu l’autonomie de leur région dans le cadre ukrainien. Les rapports quotidiens de l’OSCE démontrent que les bombardements sur le Donbass ont été multipliés par 50 à partir du 16 février. Cette situation n’a laissé aucun autre choix pour la Russie qu’une défense armée des populations de l’Est et du sud de l’Ukraine.

La réponse russe par l’opération spéciale du 24 février a donc été rendue inéluctable, ce que savait pertinemment l’auteur réel de cette guerre, le gouvernement des USA, qui a permis à Biden de l’annoncer avec certitude en indiquant sa date à quelques jours près. Dès la fin de l’URSS en 1991 certains milieux US annonçaient déjà une future guerre russo-ukrainienne.
»


@willoft 15.07.2022 | 17h25

«Amis européens, quel gachis, bien qu'il semble qu'un sursaut d'une poignée commence à se rencontre compte, dans quel bourbier l'OTAN, la farce américaine, les mène et que le héros Zélensky ne soit pas aussi zélé, ni aussi intègre que sa comm dirigée par Hollywood!

Quant à la Suisse, la girouette neutre à tout vent de géomètrie variable, du F35 aux clouds US... , elle est toujours persuadée d'être la meilleure démocratie du monde, y en a point comme nous, pas?

Pendant ce temps, Poutine n'a jamais autant gagné d'argent et le poids occidental est en plein déclin.
Genève va s'en mordre les doigts avec son négoce qui émigre à Dubaï.
Et l'Europe va sûrement grelotter de froid et de mauvaise humeur, dès les premiers frimas.»


@hermes 15.07.2022 | 19h20

«Les européens ont commis une double erreur: sur les plans énergétique et de défense.
Forts d’une paix globalement respectée depuis 70 ans, tous les pays européens ont négligé leur défense. Gangrènés depuis des années par le soft power sournois du régime de Poutine, ils n’ont point vu venir sa velléité d’expansion et pire ils se sont laissés entraîner dans une dépendance énergétique envers la Russie.
Aussi aujourd’hui les européens n’ont d’autre choix que de dépendre des américains pour contrer Poutine; ça n’a rien à voir avec de la naïveté envers les américains mais plutôt envers Poutine!
Affirmer qu’il faut cesser immédiatement la guerre ne sert pas une paix durable si on ne s’assure pas que la Russie ne l’utilise pour refaire sa défense et recommencer son cirque dans quelques années.
Pour garder la distance aussi bien envers les américains qu’envers les russes, les européens doivent renforcer leur défense continentale afin qu’elle soit digne du deuxième plus grand marché économique du monde! Si tu veux la paix, prépare la guerre!
N’en déplaise aux cassandres qui ne voient jamais que des impossibilités à bâtir une défense européenne commune et aux citoyens qui n’ont toujours pas compris que la liberté a un prix: celui de l’énergie à la défendre!»


@miwy 16.07.2022 | 03h42

«Sans commentaire (pour le moment) de Jacques Pilet, je réponds à ma question par une autre question (et pourtant, je n'ai pas été élevé chez les jésuites...). "Follow the money" pourrait être un embryon de réponse, non ? Les dirigeants des principaux pays européens ne font-ils pas majoritairement partie d'une sorte de nomenclatura, d'anciens de Eaton, Oxford, Cambridge, ENA, Polytechnique, Sapienza, Stanford, etc., bref, des personnes qui ont toujours vécu dans un monde à part, avec un cercle d'"amis" tout aussi obsédé qu'eux par l'argent et le pouvoir. Comme le disait Lord Acton: " "Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument". Ne pourrait-on pas imaginer que cette inféodation aux Etats-Unis serait en partie du à l'admiration que portent nos politiques à cette image de puissance impériale qu'aiment à propager les dirigeants américains ?»


@willoft 17.07.2022 | 23h08

«Ceci dit et il ne m'appartient pas de savoir si un de nos ministres vole en territoire interdit, si il a une ou plusieurs maîtresses ou amants,
Et à l'heure où l'on répète que chaque décision de chaque CF est collégiale (sic), je suis quand même surpris que notre Président, élu avec l'appui de l'UDC, déclare se rapprocher de l'OTAN et des US?

Fait-ce consensus ou serait-ce la même lobbyisto-démocratie?»


@rogeroge 18.07.2022 | 11h38

«Excellente analyse de M. Pilet. La polémologie montre bien à quel point les belligérants ne peuvent à ce stade plus perdre la face. Macron, n'en déplaise à M. Zelensky, avait raison. Il ne faut pas humilier la Russie. L'Occident n'a pas tenu les promesses de Minsk, ni l'Est d'ailleurs. À partir de là, comment pacifier... La Suisse aurait du rester totalement neutre et aurait, peut-être, servi d'intermédiaire. Je ne pardonne pas au Conseil fédéral de s'être ainsi engagé. Probablement pour faciliter nos relations avec l'Europe, mais à quel prix?»


@abusofara 21.07.2022 | 17h07

«Bonne analyse, sauf que la Crimée n'est pas une "vielle terre russe". Elle n'est russe que depuis 1783, avant quoi elle constituait avec certains autres territoires, un khanat tatare. Peu à peu les Tatars ont émigré, tandis que des colons russes s'installaient. Finalement en 1944 les Soviets ont déporté en Asie centrale tous ceux qui restaient. Ce n'est qu'en 1989 qu'ils ont été autorisés à rentrer chez eux.»