Culture / Autoportrait d'un cinéaste israélien en rage
Primé à Cannes l'an dernier, le nouveau brûlot de l'Israélien Nadav Lapid sort discrètement, repêché par un distributeur courageux. Difficile en effet d'aimer ce film malséant et abrasif, véritable cri de désespoir d'un artiste contre l'évolution de son pays sous le pouvoir de Benjamin Netanyahou.
La droitisation d'Israël est-elle inéluctable? Après douze années de gouvernements Netanyahou, le pays connaît enfin à nouveau un semblant d'alternance que Nadav Lapid n'avait certes pas vu venir. Cinéaste de gauche (quasiment un pléonasme) et petit dernier (né en 1975) du formidable renouveau du cinéma israélien survenu durant les années 2000, l'auteur du Policier broie du noir. En 2019, il signe avec Synonymes un film d'exil français déjà passablement furieux et remporte l'Ours d'or au Festival de Berlin. Cette fois, il raconte son état d'esprit de l'époque en élaborant sous forme de fiction une donnée réelle: l'invitation reçue d'un centre culturel de province à venir présenter un autre de ses films précédents, L'Institutrice (2014), plaidoyer en faveur de la poésie dans un pays qui n'en veut plus.
Soit donc un réalisateur, «Y», occupé au casting de son film suivant, justement intitulé Le Genou d'Ahed. Un projet risqué puisque fondé sur le personnage controversé d'Ahed Tahimi, jeune militante de la cause palestinienne. En contact téléphonique constant avec sa mère qui se meurt d'un cancer à l'hôpital (autre donnée réelle certifiable: la mère de Nadav Lapid est morte durant le montage de Synonymes), il accepte l'invitation à se rendre dans le désert d'Arava, au sud de la Mer Morte, pour présenter un de ses films dans une bibliothèque. Si c'était pour se changer les idées et se remonter le moral, c'est raté! La jeune responsable qui l'accueille, Yahalom, est certes charmante, mais son appartenance au Ministère de la Culture et surtout le formulaire d'autocensure qu'elle prétend lui faire signer avant son intervention ont tôt fait de la discréditer à ses yeux. Le soir de la projection, pour tester ses convictions, il lui raconte ses souvenirs traumatisants de jeune conscrit dans le Golan...
Secouer le spectateur
Le premier obstacle qui se présente au spectateur, c'est une série de choix formels agressifs: un son délibérément «poussé», des mouvements de caméra intempestifs, un montage abrupt qui désoriente. Bref, on ne capte pas forcément grand-chose de la mise en place, en particulier tout ce qui concerne le fameux genou du titre – ce qui est tout de même fâcheux. Par bonheur, ça se calme un peu dès qu'on quitte Tel-Aviv pour atterrir en plein désert, où les rythmes se trouvent comme naturellement ralentis et les bruits atténués. C'est seulement à ce moment qu'on se rend compte à quel point «Y» (Avshalom Pollak, acteur rare repéré en 2015 dans le mémorable Mountain de Yaelle Kayam), une sorte de vieux beau grisonnant à la dégaine rock'n'roll, est antipathique. Venu à contre-cœur, il tire la gueule et n'est pas loin d'afficher son mépris envers sa jeune fan (Nur Fibak, mi-désarmante mi-tête à claques) doublée d'une responsable culturelle précoce.
Un moment, il semble y avoir comme un potentiel de séduction dans l'air, et puis non, le film n'osera pas s'aventurer sur le terrain de cette cruauté-là. Le décor naturel ne semble pas plus inspirer l'auteur. Tout se concentre dès lors sur le rapport intérieur à cette patrie singulière, devenue comme une prison pour «Y». Un pays qui pratique un apartheid de fait, utilise le service militaire pour faire rentrer ses citoyens (hommes et femmes) dans le rang et musèle de plus en plus les voix discordantes. Une dérive suicidaire? Après s'être remémoré son bizutage à l'armée – illustré de manière frappante par Nadav Lapid – et avoir fait craquer Yahalom, notre cinéaste peut-il encore décemment accepter de s'autocensurer en n'abordant que les sujets agréés? Bien sûr que non, d'où une terrible diatribe qui provoquera l'ire de ses concitoyens. Et le présent film, apparemment imaginé pour défier les autorités...
Auto-complaisance critiquée
Autant on peut être acquis à sa cause, autant Le Genou d'Ahed reste cependant problématique. Entendons-nous: une nouvelle fois, il apparaît clairement que Lapid est un vrai cinéaste, au langage élaboré et au propos plus dialectique que prévu. Ainsi finira-t-il par remettre en cause jusqu'à l'aigreur de son protagoniste et le danger d'inhumanité qui en découle – une capacité d'autocritique toute à son honneur. Il y a du Jerzy Skolimowski dans ce style rageur, par moments expérimental et limite anarchisant. Ce qui ne fait malheureusement pas un film plus aimable ni même captivant pour autant. Pour preuve, un simple moment documentaire concernant des poivrons laissés à pourrir au soleil paraît soudain plus intéressant que toute cette métafiction!
Du Palestinien Michel Khleifi (Zindeeq) à l'Iranien Jafar Panahi (Taxi Téhéran) en passant par le Coréen Kim Ki-duk (Arirang), on a déjà pu voir – ou pas – ce genre de «films de crise», largement autobiographiques et à vrai dire essentiellement destinés à un public de festivals gagné d'avance. Cela valait-il un Prix du Jury à Cannes, partagé avec le contemplatif Memoria d'Apichatpong Weerasethakul? On se permettra d'en douter, en espérant pour bientôt le retour du cinéaste plus subtil et prometteur du Policier et de L'Institutrice.
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