Actuel / «Ils n’ont jamais donné leur accord pour être de la chair à canon»
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les refus de servir émanant de militaires et de représentants des forces spéciales russes se multiplient. Les réseaux sociaux et les médias russes qui diffusent depuis l’étranger font état de plusieurs centaines de cas. Pourquoi et comment ces refus ont-ils lieu?
Sophie Perrelet, Geneviève Piron et Jil Silberstein, auteurs de l'initiative «Russie-Ukraine Les voix de la société civile», 10 avril 2022.
Formellement, rappelons qu’il n’y a pas de guerre entre l’Ukraine et le Russie (les autorités russes interdisent ce mot et présentent l’agression comme une «opération spéciale»). Par conséquent les ordres de mission pour l’Ukraine manquent de légalité. Le plus souvent, ces ordres de services ne sont pas même consignés sur un document (il semblerait que de nombreuses recrues mal informées aient également signé des contrats sous la contrainte). Le mensonge et le déni qui règnent dans les sphères du pouvoir se répercutent donc sur le moral des troupes, qui se retrouvent face à l’arbitraire dans un flou juridique total.
Au début de la guerre, douze OMON de la région de Krasnoïarsk ont refusé de partir. Tous motivaient ce refus par le fait que leur contrat ne contenait aucune mention d’une possible mission au-delà des frontières. Le 24 mars dernier, ils ont été licenciés, sans suite pénale – un événement qui n’a pas manqué de faire grand bruit dans la sphère civile
Sur les réseaux sociaux, des activistes anti-guerre, tout en fournissant des liens vers des ressources et des contacts avec des avocats bénévoles, ont diffusé cette information et incité les forces de l’ordre à refuser de servir en suivant cet exemple, pour se protéger et défendre leurs droits.
Responsable d’un site d’information et de défense des droits des militaires, Maxime Grebeniouk rapporte qu’aujourd’hui, dans les locaux des procureurs et des juges des régions frontalières de l’Ukraine, les demandes de refus de servir «forment des piles qui vont jusqu’au plafond»: «Ils ne savent pas quoi en faire, parce que ces documents sont établis et qu’ensuite, il n’y a nulle part où les envoyer; alors ils menacent leurs auteurs de poursuites pénales» (qui sont illégales1).
Parmi ces rapports, les journalistes de Mediazon ont lu celui d’un chauffeur de camion du FSB qui s’est retrouvé dans des combats en Ukraine, alors qu’il n’avait reçu aucune indication sur le type de «mission» à laquelle on l’envoyait. «Mon travail dans ce pays est totalement infondé, argumente-t-il, il met ma santé et ma vie en danger.»
Un autre chauffeur militaire envoyé en «mission spéciale» raconte s’être retrouvé sous les tirs: «Les pertes en hommes et en matériel qui avaient lieu sous mes yeux m’ont fait comprendre qu’on nous avait envoyés au cœur des actions armées, là où la mort serait inévitable.»
«Ces hommes sont souvent envoyés dans des camions recouverts d’une bâche, les balles sifflent littéralement autour d’eux, raconte leur défenseur, si bien que même ceux qui ont fait la Tchétchénie, et qu’on ne peut pas vraiment traiter de froussards, comprennent que ça ne va pas: ils n’ont jamais donné leur accord pour être de la chair à canon! Alors, beaucoup refusent de partir.»
Certaines unités ne sont pas préparées à la guerre. C’est le cas des troupes de la police anti-émeute, souples et mobiles, qu’on emploie en Ukraine pour sécuriser des prises militaires stratégiques – comme des gares – et qui ne sont ni formées ni équipées pour le combat. Ces hommes sont frustrés de devoir opérer sous les tirs face à des militaires ukrainiens lourdement armés.
Dès les premiers jours de la guerre, des recrues ont envoyé des vidéos et des messages de type «maman, c’est l’horreur, on m’a envoyé en Ukraine…» (messages ensuite interrompus par un silence inquiétant). Ces communications ont provoqué l’effroi: le ministre de la Défense avait pourtant promis de ne mobiliser que des professionnels pour cette «opération spéciale». Très vite, les Ukrainiens ont renforcé l’angoisse des familles en publiant un site accompagné d’une hotline intitulés «Rentre vivant d’Ukraine2». En contrepoint du silence et des mensonges russes, le Ministère de la Défense ukrainien offre des ressources permettant de s’informer sur le sort de soldats disparus, d’échanger brièvement avec un prisonnier ou de récupérer un corps. La crainte généralisée est que les familles russes ne récupèrent jamais même les cercueils de zinc.
Pendant ce temps, à Saint-Pétersbourg, le Comité des Mères de soldats reçoit toujours plus de demandes d’information, en premier lieu de familles qui ont perdu la trace d’un jeune.
Le Comité des Mères de soldats s’est fait connaître pendant la première guerre de Tchétchénie quand plus de cent mères de jeunes recrues se sont engagées à partir rechercher leurs fils, allant parfois jusqu’à s’opposer physiquement aux chars. Elles se sont mobilisées sans relâche pour obtenir des informations, faire respecter les droits, parfois obtenir le corps de ces jeunes. Comme pour toute la société civile, les activités du Comité des Mères de soldats ont été progressivement étouffées jusqu’à ce que, en octobre 2021, les autorités déclarent secrètes les données ayant trait aux militaires. Le Comité est toujours actif, mais cette mesure récente du FSB ne lui permet plus de défendre les droits des individus – et donc d’empêcher les soldats de disparaître en-dehors des radars. Le Comité en est réduit à informer sur les moyens de se protéger contre les abus, mais sa directrice se plaint de l’apathie et du manque de résistance des mères, rapidement découragées par les obstacles3.
Les rumeurs qui circulent évoquent la crainte que soit déclarés l’état de guerre ou une mobilisation générale4. Alors, les minces champs d’action encore autorisés aux défenseurs de la population seraient définitivement minés, laissant la main libre à un Etat virant un peu plus radicalement au mode totalitaire.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@Boas Erez 15.04.2022 | 08h03
«Cet article est très précieux car il déconstruit la propagande russe, et montre qu’il y a des voies de résistance non violentes à un pouvoir sans scrupules. Le choix des mots est important et on ne peut pas les utiliser sans qu’ils aient un effet, souvent inattendu. Dans un premier temps, substituer le mot “guerre” par “opération spéciale” peut sembler habile, mais—comme cela est montré ici—le mensonge ne tient pas longtemps. »
@Ciufetta 26.05.2022 | 18h42
«Bravo pour cet article, que je lis très tard, pardon! Il montre enfin certains des vrais enjeux de cette "opération" pour la Russie, et les Russes pour ce qu'ils sont vraiment dans leur immense majorité : des victimes. Une remarque après avoir lu la note 4 : il me semblait que les Russes ayant fait des études supérieures étaient exemptés du service (sauf mobilisation générale). En tous cas, les exemptions pour raisons médicales ont l'air assez floues... C'est terrible à dire, mais que l'ensemble de la population russe se sache directement concernée, c'est peut-être cela qui peut déclencher une réponse suffisamment puissante, le refus de cette aventure folle dans laquelle on l'entraîne de force...»
@stef 14.10.2022 | 15h51
«@Ciufetta: toute recrue de tous pays peut être entraîné dans ce type d'action, y compris en Suisse, où le service militaire est obligatoire.
Le refus de servir est aussi puni très sévèrement en Suisse !»