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L’épouvantable guerre d’Ukraine éclipse tous les autres sujets internationaux. Pas grand monde, en Suisse - mais en France aussi! - n’a le cœur à se passionner pour l’élection présidentielle dans ce pays. Celui-ci reste pourtant une pièce fondamentale de l’Europe si durement mise au défi. Il vaut donc la peine de se pencher sur elle. Au-delà des discours affligeants de la campagne. En profondeur. C’est ce qu’a fait Richard Werly, correspondant du «Temps», dans un exercice journalistique original et troublant. Il publie «La France contre elle-même» (Grasset). Avec ce sous-titre inattendu: «De la démarcation de 1940 aux fractures d’aujourd’hui».



Pour ce faire, Werly n’a pas couru les think tanks et les états-majors de partis à Paris. Il a sillonné le terrain, des mois durant, le long de la ligne (1'200 km de la frontière suisse à l’Espagne) qui séparait la France occupée et la «zone libre», entre juin 1940 et mars 1943. Au lendemain de la défaite de juin 1940, la France se trouvait cassée, humiliée, épuisée. Elle sut pourtant, dans les décennies qui suivirent la fin de la guerre, se redresser et s’affirmer. Comment? Par la force des messages politiques? En partie, pas seulement. Par «l’héroïsme» aussi des petites gens, du peuple anonyme qui se mit au travail pour survivre, repartir, trouver enfin un certain confort. Sera-ce possible, une fois encore, dans cette France prise aujourd’hui pour une grande part dans le vertige du déclin, de la colère et de la haine?

Richard Werly était l’autre jour désigné par l’ambassadeur de Suisse à Paris comme «le plus suisse des Français et le plus français des Suisses», honoré en l’occurence par la médaille de «chevalier des Arts et Lettres». Cette double appartenance, familiale et professionnelle, lui a permis d’aborder les états d’âme de nos voisins avec à la fois recul et intime proximité, avec une empathie qui l’a fait plonger au cœur des drames et des espoirs. De petites villes en villages, sur cette ligne de démarcation près de laquelle il passa son enfance, Werly a écouté les élus locaux, les attablés des cafés, les passants plus prompts à parler d’eux que les Parisiens fixés sur leur portable. Et le tableau est sombre. Les petits commerces qui ferment, les médecins qui se font rares, les trains qui se font attendre, les fins de mois qui inquiètent, les traites des crédits en retard, les petits paysans sans relève, les jeunes qui s’en vont vers les villes plus prometteuses… Une colère sourde qui subsiste après l’évanescence des «gilets jaunes». La haine? Leur éphémère pasionaria, Ingrid Levavasseur, s’explique posément: «C’est le système qui nous pousse à cette haine. On se dit d’abord que tout ça est de notre faute, qu’on n’y arrive pas parce qu’on est trop mauvais, trop peu compétents, trop peu ceci trop peu cela. Puis l’on réalise qu’ils se sont foutus de nous, que la réalité que nous vivons n’est pas celle qu’on voit à la télévision. Ce que l’on finit par haïr en France, ce n’est pas l’autre: c’est la réalité que nous affrontons parce que personne ne nous aide à la surmonter. On ne peut pas passer sa vie à accepter une défaite qui, après tout, n’est pas la nôtre.»

La défaite. Werly tient son lien entre les deux époques. «La France de 1940 est assommée par une défaite militaire impensable, et pourtant on ne peut plus réelle. La France de 2021, en tout cas une partie d’elle, se croit condamnée à la défaite. Ce n’est pas la même chose, mais…» Il évoque alors par le détail cet épisode historique. Cette ligne de démarcation par laquelle on tentait de fuir du Nord au Sud, croisement des combinards véreux et des résistants solidaires. La compromission des uns, l’abnégation des autres, la rencontre des courages et des lâchetés. Curieusement, la mémoire est négligée de cette fracture, avec son lot de tragédies - comme ces 26 Juifs tués et jetés au fond d’un puits par des miliciens pro-nazis, forfait que les habitants du lieu refusent aujourd’hui de marquer par une plaque «pour ne pas raviver les tensions». Avec aussi des gestes de dévouement admirables. Bien peu s’arrêtent à la médiathèque de Vichy qui les remémore et auprès d’autres petits musées où des obstinés sauvent de l’oubli images et témoignages. Ignorés parce qu’ils ne sont pas assez glorieux?

On a beaucoup parlé d’un archipel qui diviserait la France entre communautés d’origines diverses et antagonistes. Une vieille dame qui a vécu cette époque interpelle Werly: «C’est quoi votre histoire d’archipel? C’est parce que les gens ne se parlent plus qu’ils ont le sentiment de ne plus vivre dans le même pays.» En cause notamment, le vacarme médiatique. La télévision est une messe et on ne se parle pas beaucoup à la messe. Le journaliste arpenteur se défend de son pessimisme. Il veut croire que «la France du vide, si elle se remplit à nouveau d’emplois, de population et de convivialité, engendrera mécaniquement des passerelles entre les îles de l’archipel français...»

Mais cette mécanique-là, il faudra plus que des discours pour la mettre en marche. Quand le président Macron, au fond des provinces, devant des maires désemparés, martèle le mot «confiance», il voit des mines atterrées devant lui. Les Français ont un rapport contradictoire à l’Etat, sûrement pas dominé par la confiance. Ils en attendent beaucoup, trop peut-être, et en même temps sont excédés par son pouvoir sur leur vie quotidienne. Tracasseries administratives de toutes sortes, empilement confus des compétences entre les communes, les rassemblements de communes, les régions et le dédale des pouvoirs gouvernementaux. Macron n’est pas le premier à avoir promis la simplification, mais on ne l’entrevoit guère. D’où peut-être la tentation chez certains de voir émerger carrément un homme fort, ou une femme à poigne, qui ferait marcher tout le monde au pas. On se souvient des foules qui acclamaient Pétain au cri de «Maréchal, nous voilà!» Résonnance aujourd’hui? «Comment ne pas constater une certaine résonance, entre le débat actuel sur la mondialisation et la prétendue mainmise de l’Union européenne sur la France… et l’idéologie de la révolution nationale pétainiste fondée sur le triptyque souverainiste “Travail, Famille, Patrie”?»

La France n’en est pas là. Mais elle ferait bien, suggère Werly, de se souvenir de son passé qui peut, par certains côtés, éclairer le présent et même donner des raisons d’espoir.

Et si la Suisse aussi cultivait mieux sa mémoire, si possible débarrassée des mythes trop flatteurs? Même avec une histoire totalement différente, avec un système politique aux antipodes de la France, l’exercice serait salutaire. On y apprendrait le sens critique face aux discours trop rassurants, la dignité des efforts passés qui renvoient à ceux promis pour demain à tous les Européens.


«La France contre elle-même. De la démarcation de 1940 aux fractures d'aujourd'hui», Richard Werly, Editions Grasset, 234 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Ancetre 25.03.2022 | 11h47

«Je ne peux que souscrire au constat de Mr. Wehrli. Dans ma carrière professionnelle, j'ai beaucoup eu de contacts avec ce pays, ( si magnifique par ailleurs). Et les fractures y sont profondes. Ce que j'ai éprouvé personnellement, c'est l'abîme qui sépare les élites (brillantes) du reste de la population. Une illustration ? si tu n'as pas ton bac tu iras en apprentissage!! J'ai même dirigé ad intérim une société active dans le textile en Lorraine. Les anciens actionnaires n'avait rien entrepris depuis des lustres. Nous avons essayé de mettre en œuvre un projet de sauvetage. Il prévoyait, entre autres, du chômage partiel. En Suisse une telle mesure est courante et ne donne en général pas lieu à des problèmes avec les syndicats. Dans ce cas précis, la CGT a chauffé à blanc le personnel, pour des raisons purement politiques, et l'a encouragé à refuser cette mesure. Facit: nous avons recommandé aux actionnaires de fermer l'entreprise et 300 personnes se sont retrouvées au chômage. Et vu la situation dans le textile elle y sont probablement restées jusqu'à leur retraite !! Un autre aspect frappant est le recours immédiat à l' Etat en cas de problème. En Suisse l'Etat se mêle d'économie dans très peu de cas, et ça ne se passe pas trop mal, au contraire. En France, c'est tout le contraire. Le travail n'est pas de la responsabilité de l'individu et de l'économie privée. S'inspirant (sans peut être sans le réaliser) du modèle soviétique, c'est à l'Etat de fournir un travail à chacun. Une conséquence parmi d'autres, les CDD fleurissent, pour ne pas devoir faire face à des indemnités rédhibitoires en cas de licenciement. Une autre ? Les élites se trouvent des postes dans le tertiaire ou le quaternaire, rapportant gros, intellectuellement et financièrement, et le reste devient de plus en plus des assistés, démotivés, travaillant souvent dans des industries vieillissantes, vouées à la disparition. Et si rien n'est fait pour que ce pays ce reprenne, se pose les bonnes questions et change de modèle de fonctionnement, je suis très pessimiste pour son avenir.»


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