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Culture

Culture / Que faire d’un passé qui ressurgit et qui n’est pas le nôtre?


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Le jour où il voit une photo de son père en uniforme de la Waffen SS, le Lausannois Alex Mayenfisch reçoit comme un coup de massue. Ce père, mort depuis longtemps, menait de son vivant des activités assez mystérieuses. «Trois secrets, trois guerres, un papa» est le récit, écrit et dessiné, de la confrontation de l’auteur avec les secrets de sa famille. C’est sobre, documenté, factuel et étonnant.



Voilà un livre étrange, et c’est tant mieux. Un récit entre textes et dessins, ce n’est pas inhabituel aux Cahiers Dessinés, mais ce ton, cette construction narrative, ce style… Alex Mayenfisch est un des fondateurs, en 1985, de l’association Climage, un collectif de cinéastes indépendants «possédant une forte conscience sociale et historique». Il a notamment réalisé des documentaires sur le début des vacances payées pour les ouvriers suisses, sur les chômeurs, sur l’usine Iril de Renens, le droit à l’avortement, l’émergence de la conscience écologique ou encore les prémices de Mai 68 en Suisse.

Aujourd’hui, c’est un documentaire sur lui-même qu’il livre avec Trois secrets, trois guerres, un papa, édité aux Cahiers Dessinés, un documentaire sur l’histoire de son père, dont il a découvert très tard, bien après sa mort, qu’il avait fait partie de la Waffen SS. Un documentaire qu’il a dessiné et écrit de manière sobre et factuelle.

«Né en 1924 à Berlin, d’un père suisse, ingénieur représentant des firmes helvétiques, et d’une mère allemande, il [le père d’Alex Mayenfisch] a un frère de deux ans son cadet. En 1927, la famille déménage à Paris où son père ouvre un bureau d’ingénieur. En 1939, il est envoyé une année en internat en Suisse.»

Un père souvent absent et aux activités mystérieuses

Le livre débute en 1960, quand la famille de l’auteur, qui a alors six ans, est à nouveau réunie après une longue absence à l’étranger des parents. Alex Mayenfisch parle de lui comme «l’enfant», de son père comme «le père» et de sa mère comme «Maman». Ces dénominations sont importantes, elles permettent d’appréhender différentes distances, plus ou moins grandes, entre l’auteur et lui-même dans son récit, entre les personnages de celui-ci. Il n’y a aucun narcissisme dans Trois secrets, trois guerres, un papa. Pas d’égotisme. Les sentiments personnels sont évoqués pudiquement, ce qui ne les rend pas moins prégnants.

Le père est souvent absent, en déplacement en Allemagne ou aux USA. Il roule en Chrysler, ramène des jeans de ses voyages, lit les magazines Times et Life, équipe le ménage d’un frigo XL et d’un ouvre-boîte électrique. Au début des années 1960, en Suisse, ce n’est pas banal. Quelles sont les activités professionnelles du père? On ne le sait pas exactement. Au grenier, une malle contient un uniforme de l’armée américaine et un parachute. Les deux fils sont enrôlés chez les Cadets, apprennent à marcher en rang et sont initiés au tir au fusil. La famille se rend à Francfort pour visiter la base des forces armées US, le père doit y rencontrer un ami.

Orphelin

En 1966, le père meurt soudainement de maladie: «La perte est brutale et le chagrin, réel. Mais il ne perdurera pas.» Trois ans plus tard, «l’enfant a 15 ans, n’en est plus un». C’est sa maman qui tombe malade: tumeur cérébrale. Alex s’en occupe avec son frère et sa sœur. «Pas une situation rêvée pour un adolescent, avec, en prime, l’impossibilité de partager ce vécu; qui peut imaginer ce que représente un tel fardeau? Nourrir sa mère à la petite cuillère…» Elle meurt. La pudeur avec laquelle Mayenfisch raconte cette histoire la rend mille fois plus émouvante que s’il avait mis en scène sa tristesse et son désarroi. Encore une fois une question de distance, celle que le documentariste a toujours respectée dans ses films. Une distance qui n’est pas là pour objectiver artificiellement le récit mais plutôt pour laisser à qui le lit la possibilité de garder la tête froide, de penser par lui-même. Pas d’effet de manche, pas de tentative de manipuler le lecteur. «Si un sentiment de vague à l’âme affleure parfois, le cours de la vie reprend cependant le dessus. Tant mieux: accepter une part de ce qu’il faut appeler fatalisme soigne les blessures. Vingt-cinq ans plus tard, j’apprendrai que cela s’appelle résilience.»

Il reste la grand-mère, la Oma. Le grand-père, aussi, dont elle a divorcé il y a longtemps et qui restera un inconnu, même si son nom apparaît sur une liste électorale, sous les couleurs d’un parti très à droite: l’Action nationale.

Alex Mayenfisch, antimilitariste, va quant à lui activement militer dans une organisation d’extrême-gauche. Il dessine un peu, «travaillant dans l’imprimerie où paraissent bon nombre des publications des mouvements de lutte ou de solidarité d’alors, je suis au cœur de l’effervescence contestataire et alternative qui marque les années 1970. J’y rencontre aussi la femme de ma vie.»

La découverte de demi-frères

En 1987, il apprend qu’il a un demi-frère. Dix ans plus tard, lors d’une soirée récréative dans le club anglophone de Lausanne, la sœur d’Alex rencontre un monsieur âgé prétendant avoir travaillé avec «le père» pour la CIA. Puis son frère tombe par hasard sur un «journal» rédigé par «le père» au printemps 1940. Il a alors 16 ans et se fait arrêter par la police française avec son père à lui; ils sont envoyés dans un camp d’internement avant d’être expulsés vers la Suisse. Dans son journal, le père d’Alex Mayenfisch indique avoir pu cacher la revue nazie Signal au moment de son arrestation. Il raconte aussi comment, peu après son retour en Suisse, il participe à une fête de sympathisants nazis à Zurich. «Malaise.»

En 2002, un second demi-frère fait son apparition, qui vit en Afrique du Sud. De passage en Suisse, il «nous fait part d’un élément décoiffant (…). Le père a été membre de la Waffen SS!!! Photos à l’appui d’un jeune homme de vingt ans en uniforme, avec l’emblème de sinistre réputation sur le col et l’insigne à la tête de mort sur la casquette… (…) Coup de massue. Pas de mot pour exprimer ce choc. Aucun indice, pas la moindre allusion entendue durant toute l’enfance. Et le silence absolu, jusqu’au bout, de la Oma. Vertigineux.»

A partir de là commence une longue enquête, la recherche d’indices. Qu’en est-il des sentiments pronazis de la grand-mère qui, Allemande, a été adolescente durant la Première guerre mondiale durant laquelle est mort un des ses frères? Le père a-t-il été un nazi et un SS convaincu ou a-t-il été enrôlé de force, menacé s’il refusait d’être envoyé dans un camp de concentration? Voyageant souvent entre la Suisse et Paris dans les années 1940, a-t-il espionné les Allemands pour le compte de l’Angleterre, comme il le racontera à la police suisse en 1945? A-t-il ensuite travaillé pour la CIA? Alex Mayenfisch trouve quelques réponses. «Que faire, qu’en faire?», s’interroge-t-il dans le dernier chapitre.  

Un dernier chapitre qui n’en est pas vraiment un. Il est suivi d’un épilogue, puis d’appendices, comme si l’auteur ne se décidait pas à mettre un point final à ce livre qu’il aura mis huit ans à concevoir, écrire et dessiner.

Pas de morale, mais un constat et un enseignement

«Il n’y a pas de morale à cette histoire mais un constat, même s’il n’est pas nouveau: les guerres sont une saloperie. Des dizaines d’années après la fin des hostilités, leurs séquelles continuent de polluer la vie – des peuples comme des individus – durant des générations.» Là, c’est le militant antimilitariste qui parle, et on ne va pas lui donner tort. Mais «l’enfant», le fils, que dit-il de tout ça? «Le verrouillage a fonctionné. Mais avec le temps, il a cédé. Belle naïveté – ou inconscience – de croire que le pot aux roses ne serait jamais découvert! Seule satisfaction – et pied de nez à ces andouilles d’aïeux! –, la bonne surprise de voir la fraterie s’agrandir et le plaisir, pour nous cinq, de partager un premier repas tous réunis, avec séance de photo collective dont ni le père ni la Oma n’ont probablement jamais imaginé qu’elle puisse exister un jour; toujours ça de pris, dans ces trajectoires de vie familiale amochées.»      

Et encore: «S’il y a un enseignement à en retirer, je me permettrai cette mise en garde à tous les parents (moi qui ai fait le choix de ne pas le devenir): ne mentez jamais à vos enfants!»

Tout est sobre dans le livre d’Alex Mayenfisch, les phrases comme les dessins. Pas d’exhibitionnisme, pas d’auto-apitoiement, pas de trucs pour créer une artificielle complicité, aucune empathie n’est mendiée. Le lecteur est simplement invité à prendre connaissance des faits, et ensuite à décider ce qu’il a envie d’en penser ou pas. C’est si généreux…



«Trois secrets, trois guerres, un papa», Alex Mayenfisch, Editions Les Cahiers Dessinés, 128 pages.

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