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«Les temps ont changé», un court ouvrage rédigé par une protestante ayant grandi en terre catholique est une douce, amère et tendre flânerie ponctuée de remarques ironiques, dans un style qui frappe à chaque fois en plein cœur de cible et trouve souvent le trait qui tue.



Arlette Camion, universitaire et germaniste née en 1947, écrit que la vieillesse surgit d’un coup, qu’elle nous sidère, que tout a changé et que nous ne nous en étions pas rendu compte car nous étions pris dans un tissu de petites tracasseries quotidiennes, d’impuissance vite oubliée. Brutalement, c’est là, et nous nous retrouvons face à une évidence: nous n’habitons plus ce monde que nous ne comprenons plus. Nos objets, ceux avec lesquels nous avons grandi et appris la vie, ont tous disparu. Nous sommes sur une voie de garage. C’est comme si entre l’enfance et aujourd’hui, il n’y avait eu qu’un long tunnel brumeux dans lequel tout se serait évanoui.

Il fut un temps où les choses changeaient moins vite. La nouveauté est une valeur épuisante. Des empires séculaires ont vécu dans l’immobilisme. On ne voulait rien y gagner et on s’y évertuait à ne rien y perdre. On s’y méfiait de la vitesse, on s’y reposait dans la lenteur. Les banalités des vieux y avaient valeur d’oracle. 

Pour nous, écrit-elle en parlant des gens nés juste après-guerre, les fameux baby-boomers, depuis notre naissance, la population mondiale a triplé, les peuples dits primitifs ont la wifi, l’Eglise apostolique romaine s’est effondrée, le parti communiste aussi.
Face à ce désarroi, comme remède, l’auteur propose, dans l’espoir d’y voir plus clair, de prendre un certain nombre d’objets disparus et de les interroger à la lumière du monde d’aujourd’hui. 

Exercice futile peut-être mais si amusant! 

Parmi les objets qu’elle choisit, il y a, par exemple, la cabine téléphonique, le serre-tête, la canne (qu’on levait pour arrêter un taxi), les bigoudis, les jupons, les boutons de manchettes, les talons aiguilles, la gamelle (la lunch-box), le bidet, le bénitier, la soutane, le crucifix, le chapelet, le cric, la manivelle, la pissotière, le brassard de deuil, le filet à crevettes, le fumier, le parc à bébé, objets qui sont mentionnés et analysés soit comme étant définitivement disparus, soit comme étant devenus des objets mutants. Comme par exemple, le passage de la plume au stylo-bille et ensuite, tout récemment, au traitement de texte. «Petite fille, dans la plupart des maisons bourgeoises, j’ai connu une bonne», écrit-elle. Bonne qui a disparu, on en conviendra volontiers, tout comme la bourgeoise qui la commandait. 

La cabine téléphonique

Prenons la cabine téléphonique. Elle était métallique, vitrée, au sol d’aluminium, sa porte se coinçait quand vous étiez dedans, elle était transparente et obscène telle une douche, avec son fil caché dans une tubulure ressemblant lui aussi à un tuyau de douche, taguée de phrases déplaisantes et sentant de vieilles odeurs innommables. Et qui ne s’en souvient pas? 

Certaines de ces cabines étaient littéraires, romantiques, durassiennes même, abandonnées dans des villages sinistrés, solitaires sur des bouts de digues où elles étaient soumises à des vents violents, égarées aussi parfois sur des aires d’autoroutes en plein champ. 

Et juste au moment où elles couvraient l’ensemble du territoire, voilà qu’on invente le téléphone portable! Comme nous étions ahuris au début en entendant les gens parler tout seul dans la rue ou dans les transports en commun. Et parler fort! Brailler, hurler, vociférer! Et des choses intimes!

Il en subsiste quelques-unes que l’on a transformées en bibliothèques publiques au rabais. Et nous pouvons observer là qu’Arlette Camion, notre germaniste qui a écrit sur les styles changeants de Peter Handke et sur Robert Musil, celui qui éleva la banalité dans l’Homme sans qualités au sublime, n’a pas inclus dans sa liste d’objets disparus ou en voie de le devenir, le livre lui-même.

Passé, présent, futur

Si dans ses descriptions, son style a parfois quelque chose de fanfaron tempéré par un spleen plus ou moins refoulé, elle ne tombe jamais dans la caricature, la posture, ne donne pas dans la nostalgie, dynamise les allers-retours passé/présent, relativise mais tranche à vif quand c’est nécessaire. 

Et peut-être que le noyau secret de ce livre si touchant, si émouvant, est la disparition de la vieillesse elle-même. De nos jours, plus personne n’a plus le droit d’être vieux et au fond d’elle-même cela la révolte. Elle écrit: «les vieux d’aujourd’hui, on leur refait les hanches et les genoux et quand même cela ne va plus, on leur impose un déambulateur qui les ringardise définitivement.» Voilà, c’est dit.

Le temps était durée puis il se transforma, s’américanisa, remarque-t-elle en quelque chose que l’on perd ou que l’on gagne. Les gens devinrent speedés, stressés d’où les cures de sommeil, les remises en forme, les désintoxications – pour éliminer les excitants dont on avait abusé. Il fallait faire un break, lâcher prise, pratiquer le yoga.  

Bien sûr, lorsque l’on compare les corps à trois générations de distance, il y a un gros gain esthétique. Fini les épaules rentrées, les poitrines creuses, les abdomens gonflés, les biceps mous et l’air empoté des gamins sur les plages d’après-guerre.

Eh oui! The times are changing, ainsi que le chantait Bob Dylan.

Bref, un livre chaudement recommandé en ce qu’il ouvre tout un domaine à la Georges Perec, un domaine de listes en arborescence, un objet en appelant un autre, une institution en rappelant une autre, une pratique, les mœurs, les formules de politesse, toute une pléiade de planètes et de leurs satellites à tout jamais réifiés, chosifiées, dans nos si fragiles souvenirs.


«Les temps ont changé», Arlette Camion, Presses Universitaires de France, 208 pages.

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