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Chronique / Peintres de la vie moderne


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Avant que d’être le poète scandaleux des «Fleurs du Mal», Charles Baudelaire, dont on célèbre cette année le bicentenaire, a beaucoup écrit sur l’art. Durant toute sa vie, il n’a jamais cessé de fréquenter les ateliers. Comme plus tard Guillaume Apollinaire, grand admirateur de Picasso, qui fit beaucoup pour la reconnaissance du cubisme, Baudelaire s’employa avec une égale passion à imposer les peintres de son temps, Delacroix, Courbet, Manet. Et de se faire à travers eux le chantre d’une nouvelle manière de voir, d’une nouvelle façon d’appréhender ce qu’il appelle «l’héroïsme de la vie moderne.»



Baudelaire a vingt-quatre ans quand il donne son premier Salon. C’est-à-dire le compte rendu détaillé de la grande exposition annuelle des artistes choisis par l’Académie – c’est en réaction à cette sélection officielle que verra le jour par la suite, comme on le sait, le Salon des Indépendants et bien d’autres encore. Depuis Diderot, à l’origine de l’exercice et qui en a fait un véritable genre littéraire, nombreux sont les écrivains à publier leurs Salons: Stendhal en fait paraître trois, consacrés aux expositions de 1822, 1824 et 1827, Gauthier, que Baudelaire admire, en publie neuf, s’étendant de 1833 à 1842. Rien d’étonnant dès lors que le jeune littérateur s’y essaie à son tour. Son Salon de 1845 sera suivi de ceux de 1846 et de 1859. A quoi on peut ajouter trois textes traitant de la section beaux-arts de l’Exposition universelle de 1855. 

Pour Baudelaire, c’est l’occasion d’exposer ses vues esthétiques tout en défendant les artistes qu’il révère. A commencer par Eugène Delacroix qu’il a découvert très tôt, à dix-sept ans. Déambulant dans la galerie des Batailles du château de Versailles, une œuvre retint plus particulièrement son attention, la Bataille de Taillebourg. Dès avant sa rencontre avec Delacroix, vraisemblablement en 1846, il a acquis plusieurs lithographies de la série Hamlet. Le jeune écrivain est alors en quête d’un art neuf. Et le peintre qui présente au salon de 1845 sa toile intitulée Dernières paroles de l’empereur Marc-Aurèle est bien prêt de représenter cet idéal. «Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris», s’enthousiasme Baudelaire. «Nous sommes ici en plein Delacroix, c'est-à-dire que nous avons devant les yeux l'un des spécimens les plus complets de ce que peut le génie dans la peinture.» 

Dans son compte rendu du salon suivant, celui de 1846, Baudelaire va encore plus loin. Il qualifie  Delacroix rien moins que de «chef de l’école moderne.» A ses yeux, tout dans son œuvre tend en effet à incarner le romantisme même. Qui ne s’exprime, affirme-t-il,«ni dans le choix des sujets, ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.» Et l’écrivain d’ajouter:«Qui dit romantisme dit art moderne, c'est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini, exprimés par tous les moyens que contiennent les arts.» 

Jamais Baudelaire ne se départira de son admiration pour le peintre des Femmes d'Alger. Dans son Salon de 1859 encore, il qualifie Delacroix de «peintre-poète» qui «verse tour à tour sur ses toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres.» Ce qui vaudra en retour au poète des Fleurs du Mal une lettre émue:«Comment vous remercier dignement pour cette nouvelle preuve de votre amitié?» Et sans doute comme Fantin-Latour et Manet avec qui il assista aux obsèques de Delacroix le 17 août 1863, Baudelaire ne put qu’être lui aussi frappé par l’assistance clairsemée qui suivit le convoi funèbre. En réaction, Fantin-Latour peignit son fameux Hommage à Delacroix où l’on reconnaît, entourant un portrait du peintre inspiré d’un cliché de Nadar, Champfleury, Whistler, Manet, Fantin-Latour lui-même ainsi bien sûr que Baudelaire. Mais ce n’est pas le seul tableau dans lequel figure le poète.

Combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies

Fantin-Latour, Hommage à Delacroix (1864). Baudelaire est assis au premier rang à droite © DR

Il est également représenté dans l’immense toile de Gustave Courbet, L’Atelier du peintre (1855). Il est placé tout à la droite de la composition, parmi ceux que l’artiste nomme «tous les actionnaires, c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l'art.» La conception picturale de Courbet correspond alors assez exactement à ce que Baudelaire appelle de ses vœux dans son Salon de 1845 et qu’il développe dans celui de 1846. «Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse (…) Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies.»  On reconnaît là l’éloge du dandy – Baudelaire y reviendra longuement dans Le peintre de la vie moderne publié en 1863 dans Le Figaro

Du dandysme, Courbet est certes très éloigné. Il n’en est pas moins le peintre qui répond le mieux au vœu de Baudelaire qui dans son Salon de 1846 en appelle aux «grands coloristes (qui) savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris.» Un enterrement à Ornans (1849-1850),le tableau programmatique de Courbet qui fit scandale, répond très exactement à ce que réclame Baudelaire. 

Manet, La Musique aux Tuileries (1862), détail. Baudelaire est de profil à gauche de Gautier © DR

Dernier artiste enfin associé à l’écrivain, mais il y en a d’autres encore dont on pourrait parler, Edouard Manet. On a beaucoup glosé sur ce que répondit Baudelaire en 1865 à une lettre du peintre alors attaqué de toute part – deux ans auparavant, son Déjeuner sur l’herbe, exposé à la requête de Napoléon III parmi les «refusés», a choqué tout comme son Olympia (voir ci-dessus). «Vous n’êtes, lui écrit alors Baudelaire, que le premier dans la décrépitude de votre art.» Dans cette réflexion, on peut naturellement voir – en apparence – une condamnation de l’art de l’époque dominé par Manet. Mais c’est méconnaître Baudelaire, grand admirateur notamment des eaux-fortes de l’artiste qu’il compare à Goya. Il faut plutôt comprendre la remarque dans toute son ironie. Avec à l’esprit les critiques des bienpensants, de tous les philistins pour qui le progrès consonne nécessairement avec décadence et l’art qui s’y réfère avec décrépitude. En ce sens-là, Manet est bien le plus grand artiste de son temps.

Le peintre et le poète se sont connus très tôt. Tous deux partagent alors un même goût pour le dandysme et le fameux habit noir. C’est dans ce véritable uniforme de la modernité complété d’un haut de forme que le peintre a représenté son ami aux côtés de Théophile Gautier, dédicataire des Fleurs du Mal, dans son tableau La Musique aux Tuileries (1862). Il existe également une eau-forte qui reprend cette même silhouette du poète. L’un des plus beaux portraits de femme peint par Manet témoigne également de cette amitié. Il s’agit de l’opulente toile, qui n’a rien à envier à Velasquez, figurant la «lionne» du poète, Jeanne Duval, peinte en 1862 et intitulée La Maîtresse de Baudelaire. Enfin, contemplant l’Olympia de Manet, avec son mince ruban noir noué autour du cou et son bracelet au poignet,comment ne pas se réciter les premiers vers du poème «Les Bijoux» des Fleurs du Mal

«La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n'avait gardé que ses bijoux

Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur 

Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.»


Baudelaire, Ecrits sur l'art, Le Livre de Poche, 2008.

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