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Chronique

Chronique / Quand la famille contemporaine fait son test d’humanité…

Jean-Louis Kuffer

5 février 2021

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Deux séries télé remarquables, respectivement suédoise et australienne, Une si belle famille et La Gifle, nous proposent, avec un humour acide mais tolérant ou une plus noire lucidité, des aperçus diversifiés de l’évolution des relations familiales. Que tel jugera selon l’ordre et la tradition, et tel autre avec plus de compréhension flexible, mais qui a raison?



«Toutes les familles heureuses se ressemblent , mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon», écrivait Tolstoï à l’amorce d’Anna Karenine son grand roman qu’on pourrait dire de l’éternel bonheur malheureux de l’humanité, et nous ne sommes pas sortis de la bonne auberge, me disais-je ces jours en songeant à l’apparent chaos de la famille humaine honnie par les uns (le fameux «familles je vous hais!» d’André Gide) et vénérée par d’autres comme un modèle unique alors qu’elle se disloque et se recompose aujourd’hui tantôt pour le pire et parfois pour mieux que ça...

Or, après avoir visionné récemment les quatre épisodes épatants de la série suédoise justement intitulée Une si belle famille, qui s’ouvre sur Je mariage de deux jeunes jolies lesbiennes (l’une blanche et blonde et l’autre chocolat foncé) et s’achève par le baptême de la petite demoiselle conçue par la mère de l’une des mariées et le père de l’autre au soir foireux du mariage de leurs filles respectives, je me suis demandé ce qu’en eussent pensé mes gentils parents, plutôt tolérants mais non sans perplexité de bon sens, avant de me rappeler un édito de mon camarade réactionnaire Delacrétaz (camarade de volée au Gymnase de la Cité lausannois et réactionnaire par évolution idéologique fermement assumée à la tête de la Ligue vaudoise) publié par La Nation, la feuille d’opinion qu’il dirige sous l’égide d’Ordre et Tradition, où il s’oppose résolument au mariage pour tous.

Le débat idéologique sur celui-ci ne m’intéresse pas, même si je comprends tout à fait les arguments de M. Delacrétaz (je joue le jeu de La Nation en nous donnant du Monsieur), que je partagerais peut-être si je portais une cravate, mais non: ce sont les faits humains du roman contemporain qui m’intéressent, et je me demande comment réagirait le camarade Olivier (je lui parle maintenant en ci-devant jeune progressiste de mai 68) s’il avait aujourd’hui, à passé 70 ans,  un joli petit-fils  blond épris d’un rappeur mulâtre ou d’un influenceur transgenre des réseaux sociaux?

Une gifle qui divise et pourrait nous mettre d’accord

Si la tonalité d’Une si belle famille est plutôt débonnaire, dans cette Suède apparemment plus évoluée où le mariage pour tous semble ne faire aucun problème, contrairement à maints «cantons » helvètes ou européens, l’humour réellement réjouissant de la petite fresque nordique, qui a fait un «carton» chez les Scandinaves avant sa diffusion sur ARTE, relève d’un optimisme modéré qui tranche pour le moins avec l’acidité d’une autre série tournée aux Antipodes, intitulée La Gifle et proposant huit points de vue sur un même incident qui eût paru dérisoire en d’autre temps et qui devient capital à l’ère du politiquement correct.

En résumé bref: au cours d’un barbecue d’anniversaire, le cousin du quadra fêté (deux machos grecs) flanque soudain une baffe à l’insupportable rejeton d’un couple genre intellos socialement fragilisés, après que le gamin a menacé son propre fils avec une batte et lui envoie un coup de pied dans les tibias.

Résultat: la fête virant à la cata, le macho traité de facho, plainte illico déposée, toutes rancœurs de classes et de races soudain réveillées, et le bilan sera pour tous amer, quoique les uns et les autres auront peut-être appris quelque chose? Chacune et chacun le dira…   

Or la situation de La Gifle pourrait  se transposer dans notre pays et jusque dans le canton de Vaud où la pratique du barbecue n’a rien d’exotique. Par exemple, Monsieur Delacrétaz lui-même invite ses vieux potes de la Ligue vaudoise dans son jardin privatif, en compagnie de leurs épouses et marmailles, pour une grillade du tonnerre; et voici qu’à un moment donné, quand tout ce monde passe des agapes aux conversations séparées, les enfants faisant les fous dans leur coin, l’un de ceux-ci, arrière-petit fils de Monsieur Morel âgé de sept ans et mal remis d’un divorce, mord férocement une de ses cousines du même âge au point que la mère sévère de celle-ci bondit sur le sauvage et lui file une taloche.

Et qu’arrive-t-il alors aujourd’hui? Ou comment cela se serait-il passé naguère, par manière de comparaison?  Telles sont les questions que pose incidemment La Gifle, série australienne tirée d’un roman au considérable succès qui se comprend, avec des réponses impliquant autant d’occurrences personnelles vécues, avec une espèce d’honnêteté hyperréaliste très impressionnante.

De l’hygiène sexuelle des demoiselles au pays de Calvin

Au barbecue des Delacrétaz, Monsieur Jacques Perrin, collaborateur notable de La Nation, a été félicité à bon droit (avant l’épisode de la taloche) pour son article consacré à la prise de position publique d’une certaine dame alémanique ─ dans l’organe hebdomadaire de la Migros très branché sur la conso, la  gastro et le développement personnel tous ménages ─ prônant la masturbation féminine gage de liberté individuelle et d’équilibre physique et mental.

Peu importe qu’on partage ou non les conclusions morales de Monsieur Perrin fleurant, non sans humour,  l’ordre et la tradition: là encore j’invite la lectrice et le lecteur de Bon Pour la Tête à des observations se rapportant à chacune et chacun, dans un monde qui a pas mal évolué.

Il y a 25 ans paraissait, en nos contrées, un recueil  de nouvelles caustiques intitulé Nains de jardins et signé Jacques-Etienne Bovard, dont les personnages préfiguraient en somme le méli-mélo multiculturel  des familles d’aujourd’hui, dont La Gifle propose un aperçu réactualisé.  

Monsieur Delacrétaz estime, à propos du mariage pour tous,  que le fait d’ «aborder une réalité communautaire dans une perspective individuelle» est une erreur, et sans doute a-t-il raison de son point de vue  d’homme de bonne volonté à cravate opposé à ce qui semble une débâcle vers tout et n’importe quoi en attendant l’avènement du transhumanisme. Mais pour le moment les faits sont là, et c’est en écoutant les raisons individuelles, comme le propose l’auteur de La Gifle, qu’une réflexion vivante me semble possible et possiblement souriante.

Dans une grand roman, disait quelque part Henry James, tous les personnages ont raison, après quoi la lectrice et le lecteur se pointeront au prochain barbecue en meilleure (?) connaissance de cause…  

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Manivel 06.02.2021 | 20h11

«Je t'ai lu !
Tu as parfaitement exposé la question. Le romancier s'intéresse à telle situation concrète, met en lumière l'humanité des protagonistes, leurs obscurités, leurs doutes et leurs grandeurs. Il ne va pas leur servir de morale. Il ne tient pas à leur imposer des règles, il les prend comme ils sont parce que c'est cela qu'ils SONT.
Mais quand tu parles d'une loi – et tu es bien obligé de le faire, puisqu'elle s'imposera à toi–, et même sur des sujets délicats, tu es obligé de raisonner non sur tel ou tel individu dont tu as scruté les abîmes et saisi les mobiles sordides ou lumineux, mais d'une manière générale et en fonction de l'individu moyen. Là tu réfléchis, tu regardes quels principes sont en jeu, dans quelle mesure la situation actuelle en matière de moeurs et de préjugés idéologiques permet d'en infuser une dose dans le corps du texte de loi. Tu argumentes avec toute la rigueur possible, et tu conclus de même.
Donc tu as raison, et moi aussi. »


@JLK 07.02.2021 | 22h45

«De fait, Manivel, nous avons raison tous les deux. Tchékhov disait tranquillement que, lorsqu'il décrit des voleurs de chevaux, la nécessité de dire en conclusion qu'il est mal de voler des chevaux lui semblait inutile. Pas du tout par indifférence ou cynisme, mais parce qu'il laissait aux préposés à l'ordre commun le soin d'enseigner les bonnes manières aux voleurs de chevaux. Les carnets de Tchekhov et sa correspondance nous prouvent quel attachement cet homme avait non tant pour l'ordre et les conventions, que pour l'éducation (il a fait construire des écoles), la lutte contre la pauvreté ou pour la justice (à 30 ans il va en Sibérie pour témoigner de la vies des bagnards, et ses récits sont la plus magistrale peinture de la misère sociale et intellectuelle de la Russie de son époque, mais aussi de sa vitalité...»


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