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Chronique

Chronique / Le roman de la peinture


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Ce devait être l’un des événements-phares de l’automne et de l’hiver parisien, l’exposition «Matisse, comme un roman» au Centre Georges Pompidou. Une rétrospective réunissant quelque deux-cent-trente œuvres de l’artiste de Cimiez à l’occasion des cent-cinquante ans de sa naissance. Las, la Covid en a décidé autrement. Reste le roman, justement. L’ouvrage consacré par Aragon au peintre prodigieux de La Danse et de la série Jazz et qui sert de prétexte à l’exposition. Ce livre inclassable, Henri Matisse, roman, qui m’accompagne depuis sa parution en 1971, réédité il y a quelques années dans la collection Quarto.



Tout au long de sa vie, Louis Aragon (1897-1982) n’a cessé de fréquenter les peintres. Son initiation à l’art moderne a commencé très tôt. Au contact de Reverdy et d’Apollinaire, tous deux amis de Picasso. A peine Aragon est-il démobilisé, au sortir de la Grande Guerre, que c’est au peintre des Demoiselles d’Avignon qu’il rend visite. Son premier recueil de poésie, Feu de joie (1920) a pour frontispice un dessin du Malaguène, une petite nature morte cubiste. Et bien plus tard, en 1953, lors de la mort de Staline, c’est encore à Picasso, lui aussi membre du Parti communiste, qu’Aragon demande un portrait en hommage au «Petit père des peuple». Dessin qui paraît en première page de l’hebdomadaire littéraire du PCF que l’écrivain dirige alors, Les Lettres françaises. Au grand dam des camarades, furieux de cette figuration d’un Staline jeune. En complète opposition avec l’imagerie de bronze en vigueur de la propagande soviétique. Aragon est contraint de s’excuser. 

Autre artiste avec lequel l’écrivain s’est lié durant ses années surréalistes, André Masson (1896-1987). Leur amitié survivra à toutes les tempêtes, y compris lorsque Aragon rompra avec Breton. Plusieurs des ouvrages du poète seront illustrés par Masson, notamment son Elégie à Pablo Neruda (1966). C’est aussi durant ces mêmes années de l’entre-deux guerres qu’il commence à écrire sur l’art et les peintres qu’il aime. Et bien après encore, quasi jusqu’à sa mort. Pas toujours à bon escient, à dire vrai. 

Henri Matisse, La Danse I, huile sur toile, 1909, MOMA.

S’il ne cesse pas d’admirer Miró, Matisse – je vais y venir – Chagall et naturellement Picasso, tous peintres amis dont les œuvres ornent les murs de l’appartement de la rue de Varenne, à Paris, Aragon, pour des raisons politiques, prend aussi la défense d’artistes tel qu’André Fougeron (1913-1998) et Boris Taslitzky (1911-2005). On est alors en pleine Guerre froide. Et le PCF fait sien la doctrine soviétique en matière artistique, rejetant le «formalisme bourgeois» au nom du réalisme socialiste. Et de mettre en avant ces deux peintres d’origine modeste, adhérents du parti et qui ont combattu durant la Résistance. On ne sait si Aragon qui travaille alors au roman Les Communistes – j’en ai parlé ici même dans une chronique en juin dernier – s’est pincé le nez ou fait tirer les oreilles pour les défendre. 

Quoi qu’il en soit, c’est lui qui en janvier 1951 présente l’exposition de Fougeron, Au pays des mines, à la galerie Bernheim-Jeune, à Paris, que le Parti communiste a louée pour l’occasion. Ce qui n’empêche nullement le même Aragon, quelques mois plus tard, en octobre, dans Les Lettres françaises, de rendre un vibrant hommage à Picasso pour son 70e anniversaire! Le grand écart n’a jamais fait peur à l’écrivain.

L'aboutissement et le sommet de la peinture française

La première rencontre entre Louis Aragon et Henri Matisse a lieu au début de la Seconde Guerre mondiale. En décembre 1940, l’écrivain et son épouse, la romancière Elsa Triolet, gagnent la zone libre et s’installent à Nice. Henri Matisse (1869-1954) y vit depuis 1938; il s’est établi sur les hauteurs, à Cimiez, à l’hôtel Regina qui domine la baie des Anges. Le peintre est alors dans la plénitude de sa création. Son art tend de plus en plus à l’essentiel: dessins, qui sont autant de variations à partir d’un seul trait, série des Intérieurs, fruits de ses séjours à Vence dans l’arrière-pays varois – Intérieur rouge, nature morte sur table bleue; Intérieur jaune et bleu – dont la simplification extrême annonce l’ultime féérie colorée, celle des papiers découpés. Les fameux Nus bleus, réduits à quelques grandes masses, ainsi que les immenses compositions Polynésie, la mer (1946) ou encore La Tristesse du roi (1952). 

Il y a longtemps qu’Aragon rêve de rencontrer Matisse qu’il admire depuis toujours, dont l’œuvre représente à ses yeux «l’aboutissement et le sommet» de la peinture française.«J’irais volontiers le voir, confie-t-il à un ami peu avant son arrivée à Nice. Je ne le connais pas, mais dans cette extraordinairement triste époque, j’ai envie de voir les gens dont les pensées sont en couleur.» C’est à la toute fin de 1941 qu’Aragon se rend chez Matisse à Cimiez. Visite qui n’est que la première et qui sera suivie de beaucoup d’autres jusqu’à la disparition de l’artiste en 1954. Durant les jours précédents, Aragon a entrepris d’écrire «Matisse ou la grandeur». Signé du pseudonyme Blaise d’Ambérieux, le texte paraît au début de l’année suivante dans le premier numéro de la célèbre revue clandestine de Pierre Seghers, Poésie 42. 

Pour l’écrivain, évoquer la peinture de Matisse, ce n’est en effet pas seulement parler d’art. C’est encore et peut-être d’abord faire acte de résistance. Dans les dessins du maître de Cimiez,«où le trait, écrit-il, est un chant, la ligne une danse (…) se résument à l’heure la plus sombre de notre histoire, la pureté, l’essence de la sensibilité française, cette victoire de l’esprit qui ne dépend ni du nombre d’avions ni de la rapidité des chars.» L’année suivante, en 1943, chez Fabiani, à Paris, paraît un album de dessins de l’artiste intitulé Thèmes et variations. Il s’ouvre par un important texte d’Aragon, «Matisse en France».

Au fil de leurs rencontres, les deux hommes sont devenus très proches et une véritable collaboration s’est instaurée entre eux. Ainsi Matisse réalise-t-il une série de portraits à l’encre de chine ou au fusain du romancier, trente-quatre très exactement, celui-ci devenant l’un de ses modèles à l’instar de Marguerite, la fille de l’artiste. Parmi les nombreux textes consacrés par Aragon au peintre de Cimiez, on peut mentionner encore «Apologie du luxe» publié en 1946 dans la fameuse collection «Trésors de la peinture française» d’Albert Skira – la chance a voulu que je puisse en acquérir un exemplaire il y a quelques années chez un bouquiniste. Aragon y rapporte l’une de ses visites au peintre.«Au mur, note-t-il, il y a des tableaux qui sont plus que jamais beaux, et jeunes, et frais, lumineux et gais, plus gais que jamais, plus confiants que jamais dans la lumière et la vie…’’Je me défends’’, dit admirablement Matisse.» 

Aragon, Apologie du luxe, Editions d’art Albert Skira, 1946 © Coll. RA

Je l'ai appelé roman sans doute afin qu'on me le pardonne

«Apologie du luxe» est l’un des textes, avec celui que j’ai mentionné précédemment et bien d’autres encore, repris désormais dans Henri Matisse, roman. Je dis repris et non réunis. Car l’ouvrage en deux volumes qu’Aragon publie en 1971 – je me le fis offrir  par mes parents – est bien autre chose qu’un simple recueil de textes épars. Ne serait-ce parce que ceux-ci sont complétés de multiples ajouts, de précisions, de notes marginales, de post-scriptum. De toutes les variations aragoniennes auxquelles l’écrivain nous a habitués en matière de commentaires, d’avant et après-dire, dont s’accompagnent l’édition de ses livres à partir, mettons, de La mise à mort (1963) et de Blanche ou l’oubli (1967). 

Je parlais plus haut d’ouvrage inclassable. Le mot n’est pas trop fort. Sa publication n’ira d’ailleurs pas sans difficulté. Il y faudra trois années, l’auteur s’employant quasi jusqu’au dernier moment à le transformer, sinon à le bouleverser.«Ce livre, écrit-il en commençant, ne ressemble à rien qu’à son propre désordre (…) Il n’arrive pas à prendre sens. Forme moins encore. Il égare ses pas, revient sur ses propres traces » Et plus loin:«Ce livre est comme il est. Je n’y puis rien. Peut-être parce que l’homme s’est tu, que je n’en puis entendre la voix, qu’il a cessé d’être présence, pour devenir question.» 

En dépit ou plutôt à cause de sa forme singulière, Henri Matisse, roman est un hommage à nul autre pareil à l’un des plus magnifiques artistes du XXe siècle.«Je l’ai appelé roman, écrit encore Aragon, sans doute afin qu’on me le pardonne.»


Louis Aragon, Henri Matisse, roman, Gallimard, Quarto, 1998.

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