Culture / Une société qui tue ceux qui la nourrissent
Paru en 2017 aux éditions d’autre part, « Petite Brume » est le récit d’un paysan qui voit débarquer les huissiers et qui, en une seule journée, se fait saisir le fruit d’une vie de labeur. Un dépouillement relaté sous la forme d’un effeuillage, puisque chaque outil, chaque machine et chaque bête est tour à tour vendu(e) aux enchères. Et c’est chaque fois un pan de souvenirs qui s’en va en même temps. Des souvenirs heureux qui tranchent d’autant plus violemment avec la tragédie de cette journée. L’ordre dans lequel ces biens sont vendus obéit à un crescendo d’attachement. Ce n’est donc pas un hasard si la jument Petite Brume passe en tout dernier. Le contraste entre la valeur sentimentale et les éléments chiffrés permettant de déterminer la valeur marchande de chaque bien nourrit et renforce la tension dramatique. Au final, c’est la vie entière de l’intéressé qui est mise à prix.
Ce roman poignant à la construction très efficace respecte les règles du théâtre classique d’unité de temps, de lieu et d’action, si l’on excepte les quelques échappées dans les souvenirs. Il jette un éclairage littéraire sur la détresse du monde agricole qui a inspiré ces dernières années de nombreux films et reportages de grande qualité. Comme «Petit paysan» de Hubert Charuel en 2017, «Au nom de la terre» de Guillaume Canet en 2019 ou le Temps Présent «Paysans en détresse» de janvier 2017.
Ce drame en dit long sur un secteur économique sinistré et sous perfusion. En effet, les paiements directs représentent le tiers du revenu des petits paysans, mais ils sont assortis d’innombrables règles et contraintes bureaucratiques. Au point que les éleveurs ont l’impression d’avoir quelqu’un dans leur dos en permanence. Le plaisir de voir arriver quelqu’un a ainsi cédé la place à la peur d’être contrôlé. Le grand public parle souvent des millions de subsides donnés à l’agriculture, mais jamais de la part consacrée aux salaires des bureaucrates qui produisent les règlements et les font appliquer.
Le pire est que ces normes légales qui exigent de coûteux investissements changent régulièrement, obligeant les intéressés à avancer à l’aveugle. En même temps, la grande distribution exerce une pression de plus en plus forte sur les producteurs pour les inciter à diminuer leurs prix, sans pour autant répercuter cette baisse sur le prix de vente dans les supermarchés. Mais les consommateurs ont aussi leur part de responsabilité quand ils vont faire leurs courses à l’étranger.
Reprendre un domaine revient à s’endetter pour des décennies. Et quand le prix du lait s’effondre à 46 centimes le litre, il devient difficile, voire impossible de rembourser les dettes pourtant calculées par les ingénieurs agronomes qui ont soutenu le projet. Ce tarif est vécu comme une humiliation, une non-reconnaissance du travail effectué. Il ne couvre plus les frais de production et empêche les éleveurs d’engager des ouvriers, ce qui renforce encore leur solitude. Pour éviter la faillite, ils sont acculés à vendre les vaches laitières pour racheter des vaches à viande. Quand la tendance se généralise, ça inonde le marché de la viande avec des répercussions sur les prix.
Le nombre de suicides chez les paysans témoigne de l’ampleur de leur détresse: on en recense un par jour en France où un tiers des agriculteurs gagnent moins de 350 euros par mois en trimant 14 heures par jour et sept jours sur sept. Dans le canton de Vaud, huit agriculteurs se sont donné la mort en 2016...
Dans Petite Brume, l’idée du suicide se présente plusieurs fois comme la seule échappatoire possible et pourtant le héros n’a rien d’un dépressif. Il imagine d’ailleurs, en guise d’épitaphe, les mots «Vive la vie!», soulignant à quel point c’est faute d’autre issue qu’il projette de se l’ôter.
Jean-Pierre Rochat considère que la littérature l’a aidé à ne pas passer à l’acte. Et c’est sans doute cette aisance à verbaliser son ressenti qui fait de lui une voix à la fois si singulière et si emblématique d’un milieu dévasté par les exigences contradictoires (augmenter le rendement, tout en bannissant les pesticides).
Car la plupart des paysans sont des taiseux, plus habitués à chercher des solutions par eux-mêmes qu’à se plaindre de leurs problèmes. Cette difficulté à s’exprimer les amène à accumuler les soucis et les tensions.
Certains cherchent une réponse dans la diversification. Ils se lancent dans la culture maraîchère, un secteur aussi sinistré que la production de lait industriel et qui requiert une formation spécifique. Malgré l’aide de bénévoles, le panier de légumes rapporte ainsi 10 à 15 francs de l’heure.
Le berger et paysan Jean-Pierre Rochat a pour sa part choisi l’écriture. L’un des rares secteurs peut-être encore moins rentable en terre romande que la paysannerie, quand bien même ce quatorzième ouvrage lui a valu le prix du Roman des Romands 2019 décerné par les classes du secondaire II et doté de 15'000 francs.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@1263Crassier 09.03.2021 | 11h30
«Je n'ai pas encore lu Petite Brume, mais c'est dommage que l'article s'articule autour de la difficulté de la paysannerie suisse, sans bien sûr parler de ceux qui réussissent et du pourquoi de leur réussite. Que dit le livre, comment est-il écrit, qu'est-ce qui le caractérise, son style...? Toute entreprise, paysanne ou non, ne réussit pas, c'est malheureux, mais c'est ainsi. Mais son entreprise littéraire, est-elle réussie? C'est cela qui ici m'intéresse!»
@stef 10.04.2021 | 18h21
«Contrairement à @1263Crassier, le style du livre m'intéresse moins que ces situations dramatiques que vivent les paysans. Comme le dit @1263Crassier, il est normal qu'une entreprise paysanne échoue, comme toute entreprise.
Par contre, est-il normal qu'un agriculteur par jour se donne la mort.
Comme bien dit, la responsabilité de ces décès en revient en très grande majorité à la grande distribution, qui se gave de revenus, sur le dos de l'agriculture.
Voilà où se trouve le scandale qu'il convient de dénoncer, comme le fait - je l'espère - le livre.»