Actuel / Liberté, j'écris ton nom (sur Facebook)
L’humanité a connu d’autres drames que celui de la suppression d’un compte Facebook, fût-elle arbitraire. La mise en demeure du troisième site web le plus visité au monde par un avocat exaspéré de constater son profil désactivé «sans aucun avertissement ni aucune explication», comme bien d'autres, pour des contenus trop osés (comprendre: un tableau ou une photographie de nu), parce qu'inactifs ou pour d'imprécises raisons politiques, a pourtant provoqué un frémissement de sympathie auprès des utilisateurs de ce réseau et un appui médiatique. C’est que l’enjeu du bras de fer engagé est plus important qu’il n'y paraît de prime abord. Les protestations montent de tous côtés.
A se fier au contenu de son «mur», Eric Cusas, avocat aux barreaux de Bruxelles et de Paris, n’a rien d’un agitateur et encore moins d’un extrémiste: beaucoup de textes de presse, un peu de dessins satiriques, des photomontages qui circulent partout sur le web, quelques rares clichés personnels mettant en honneur sa passion hippique. Reste la devise qu’il affiche sous sa photo: «Liberté, j’écris ton nom». Mark Zuckerberg a eu tort de l’avoir prise à la légère. Quand, le 2 janvier dernier, Facebook supprime sans sommation le compte de Me Cusas, autrement dit huit ans de publications, d’échanges amicaux et de souvenirs, sous prétexte de son caractère «non conforme aux règles de la communauté», David sort de sa réserve de gentilhomme et s’en prend à Goliath: «Facebook compte sur l’apathie des gens et sur les frais dissuasifs pour entamer une procédure judiciaire. Avec moi, ils sont mal tombés!» En dehors d’un préjudice personnel, il y a au moins deux bonnes raisons de ne pas se laisser faire, comme pointe notre plaignant, et qui devraient paraître suffisantes aux yeux de quiconque soucieux de l’état de notre démocratie: les nébuleux standards de la communauté, au nom desquels Facebook bannit nombre de ses utilisateurs d’une part, et de l’autre, l’attitude de la France, où le projet de la loi Avia, en principe destinée à combattre les contenus haineux sur la toile, risque en réalité de renforcer la police de la pensée d’ores et déjà exercée par les opérateurs numériques.
«Que peut lier un communiste chinois à un républicain américain?», demande Me Cusas sans s’attendre à une réponse valable, tant il est évident que la communauté virtuelle à laquelle aspire Facebook n’est qu’une vue de l’esprit de ses fondateurs. Mais comment alors prétendre à un réel partage de valeurs? Même si on voulait admettre que deux milliards d’utilisateurs de Facebook dans le monde se recrutent uniquement parmi les individus modérés, cela nous permettrait tout au plus de leur attribuer assez de bienveillance et de bon sens pour qu’ils rejettent a priori tout contenu haineux, qu’il s’agisse de la glorification du terrorisme ou d’un appel à bastonner les supporters d’une équipe de foot adverse. Et c’est dans cette zone étendue entre la civilité, la convenance, et le simple respect des lois en vigueur dans la plupart des pays occidentaux, qu’il faudrait logiquement situer les dits «standards de la communauté». L’affaire paraît pourtant plus complexe au vu des agissements des modérateurs de Facebook qui censurent les membres dont ils ne partagent tout simplement pas les opinions. Ce fut le cas de ceux qui ont eu la mauvaise idée de publier sur leur compte des articles de Valeurs actuelles et du magazine Causeur, ou encore des textes concernant le mouvement anti-immigration Génération identitaire, et ceci indépendamment du fait que leur teneur soit favorable ou critique à l’égard des «identitaires».
Avec un sens de la formule certain, Eric Cusas dénonce une «démocratie des gens d’accord» que nous sommes incités d’embrasser collectivement: «L’essence de la démocratie, c’est le droit au désaccord!». Mais aussi au débat, à la formation des opinions, à l’information, à la critique fondée, à l’humour (y compris douteux), et que nous risquons de perdre, en nous adaptant à la doxa du Meilleur des Mondes. Les algorithmes de Facebook, voire les dénonciateurs anonymes à qui il ne reste qu’à féliciter leur élégance de conduite, ont décidé de nous traiter à la manière des embryons dans la dystopie de Huxley, dont on fabrique les goûts et les aptitudes. Est bon ce qui est progressiste, libéral, et planétaire: les manifestations pour le climat, l’abolition des frontières, les chatons. Tant pis pour les esprits récalcitrants. Le Tribunal de grande instance de Paris, dans sa décision du 9 avril 2019, a toutefois reconnu «l’imprécision et le caractère équivoque des termes et expressions» employés dans les clauses de la Déclaration des Droits et Responsabilités des utilisateurs, ce qui de facto revient à l’impossibilité pour ces derniers d’éviter des sanctions pour la publication d’un contenu «non conforme». Eric Cusas s’enflamme: «C’est comme si un juge pénal vous disait: “Je vous condamne parce que vous avez transgressé la loi mais je ne vous dis pas quand, ni où, ni quelle loi vous avez transgressé”».
Si cela ne suffisait pas à notre bonheur, la jeune députée du parti présidentiel LREM, Laetitia Avia, agit en notre faveur, en présentant une proposition de loi portant son nom. Vivement critiquée par la Commission européenne, rétorquée, pour ne pas dire vidée de sa substance par le Sénat, tout comme par le Conseil constitutionnel qui a censuré son esprit même, jugeant que certaines obligations qui incomberaient désormais à des opérateurs de plateforme Internet sont purement attentatoires à la liberté d’expression et de communication, la loi Avia a réussi néanmoins l’exploit de rallier contre elle des personnalités politiques aussi opposées que le chef de file des sénateurs LR, Bruno Retailleau, et le leader des Insoumis, Jean-Luc Mélenchon, sans parler d’une foule d’internautes de tous bords. C’est un signe encourageant. «Cette loi, que l’on ne peut qualifier que de scélérate, tend à faire des principaux réseaux sociaux les supplétifs du gouvernement et du parquet en leur déléguant la suppression, sous vingt-quatre heures, des publications contre lesquelles elle entend lutter, sous peine d’amendes allant jusqu’à 450'000 euros», peste Eric Cusas, à peine soulagé que le Sénat ait supprimé cette mesure phare, tout en jugeant «particulièrement bref» le délai de 24 heures imposé à certains opérateurs pour «retirer ou rendre inaccessibles des contenus manifestement illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel». Mais il n’est pas à exclure que les géants du Net restent bloqués sur l’ambition de devancer le Mal, en supprimant par précaution des publications peut-être discutables, peut-être osées, peut-être provocatrices, c’est-à-dire celles qui font de notre très imparfait système démocratique le modèle universel en matière de tolérance. Raison de plus pour soutenir chaque initiative, privée ou publique, qui vise à maintenir un certain niveau d’imperfection, donc de liberté, sur le web. La bataille ne fait que commencer!
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@stef 25.07.2020 | 23h55
«Si la censure du net continue ainsi, le fléau de la pensée unique ne sera plus loin !»