Chronique / Le siècle d’Yvette Z’Graggen
Elle est l’une des très grandes dames des Lettres romandes. Yvette Z’Graggen, qui nous a quittés en 2012, aurait eu cent ans à la fin du mois. Femme indépendante, engagée, écrivaine à succès, elle a publié une vingtaine de romans et de récits qui tous questionnent son époque, La Punta, Matthias Berg, Ciel d’Allemagne. Elle est aussi l’une des premières à s’être interrogée sur ce que les Suisses, à commencer par elle-même, pouvaient savoir, durant la guerre, des camps et de la Shoah. Elle a aussi contribué à tirer de l’oubli cette autre magnifique écrivaine qu’est Annemarie Schwarzenbach.
J’ai eu la chance de connaître Yvette Z’Graggen. Nous nous sommes rencontrés à Vevey, chez Michel Moret, notre éditeur commun, qui, à partir de 1971, a publié l’ensemble de son œuvre, et bien sûr au Salon du livre de Genève, sur le stand des Editions de l’Aire. Et c’est à la Pinte des Mossettes, en Gruyère, à la grande époque encore de Judith Baumann, que la romancière avait célébré ses soixante-quinze ans. Pour l’entourer durant ce repas mémorable, Michel Moret avait convié quelques-uns de ses amis auteurs. Je n’ai rien oublié de ce moment fait de beaucoup de chaleur et d’une grande simplicité, à l’image de la jubilaire. C’est ce jour-là, je crois, qu’Yvette m’avait demandé de la tutoyer, «puisque, m’avait-elle dit, nous sommes doublement collègue», par la littérature et le journalisme. Elle avait longtemps travaillé à la rubrique société de la Radio Suisse Romande avant de rejoindre le metteur en scène Benno Besson à la Comédie de Genève dont elle fut l’assistante. C’est là que je l’avais croisée pour la première fois, en 1982. Je ne savais alors rien d’elle.
Née à Genève d’un père alémanique et d’une mère aux origines hongroises, Yvette Z’Graggen a très tôt choisi d’écrire. Son premier roman, La Vie attendait, paraît en 1944 déjà. Son auteure n’a que vingt-quatre ans. Depuis 1941, elle travaille comme secrétaire à la Croix-Rouge internationale dans un service qui achemine des secours alimentaires et des médicaments aux populations civiles. Cette période avec ses débuts en littérature, elle l’évoquera plus tard dans un livre qui marqua les esprits, qui constitue surtout un tournant dans l’histoire littéraire romande, Les Années silencieuses.
Yvette Z’Graggen dans les années 1940 © N. Brunel
Dans ce récit autobiographique, la Genevoise aborde la question de la responsabilité de la Suisse durant la guerre face au sort des Juifs notamment. Avec cette question frontale: que savait-on? Que pouvait-on savoir? C’est après avoir vu le fameux film de Markus Imhoof, La Barque est pleine (1981), qui raconte le destin d’un groupe de réfugiés tentant de franchir la frontière helvétique, qu’Yvette Z’Graggen décide d’entreprendre ce travail d’introspection. Car c’est d’abord elle-même qu’elle questionne, se plongeant dans les carnets tenus durant ces mêmes années, se remémorant ses souvenirs et surtout feuilletant la presse qu’elle lisait à l’époque, en particulier le quotidien La Suisse. L’ouvrage qu’elle va ramener de cette plongée dans le temps est alors tout à fait unique. Certes, avant Les Années silencieuses, il y a eu l’émouvant Et Saint-Gingolph brûlait d’Henri Debluë, paru en 1977, cinq ans auparavant. Mais il s’agit d’un récit en quelque sorte impressionniste, où la guerre apparaît seulement en toile de fond, alors qu’elle est au cœur du livre de Z’Graggen.
De cette immersion dans le passé, elle conclut d’ailleurs qu’elle «aurait très bien pu savoir qu’il existait en Suisse, en 1942 et 1943, un ‘’problème des réfugiés’’. Une lecture attentive de mon quotidien aurait permis de m’en rendre compte.» Lui permettant de ce fait d’établir un lien de cause à effet avec la situation des Juifs. «Alors, pour quelles raisons, se demande-t-elle, une fille de mon âge, capable de réfléchir, de raisonner, n’a-t-elle à aucun moment été sensibilisée par le refoulement de nombreux fugitifs, pourquoi est-elle, au contraire, restée béatement convaincue que tous ceux qui se présentaient à nos frontières et dont la vie était en danger étaient accueillis à bras ouverts?» Peut-être parce qu’elle est une jeune femme qui croit en la vie, qui aime sortir, s’amuser, comme tous les gens de son âge, car Les Années silencieuses, c’est aussi l’évocation d’une génération, qui tente d’oublier la guerre et les périls. Pour qui «la vie attendait», suivant le titre de son premier roman.
J'ai l'impression de retrouver une patrie lointaine
Quelques années plus tard, Yvette Z’Graggen brisera un autre tabou. Elle racontera, dans un magnifique roman, Matthias Berg (1995), ainsi que dans un récit plus directement autobiographique, le poignant Ciel d’Allemagne (1996), sa liaison avant-guerre avec Herbert, un étudiant allemand. Tous deux poursuivront pendant une dizaine d’années une correspondance, y compris lorsqu’il sera mobilisé et envoyé sur le front de l’Est – les lettres censurées par l’Oberkommando der Wehrmacht évoquées dans Les Années silencieuses – puis ce sera le mutisme. Cet amour, d’une certaine manière, lui fait honte. Nous sommes dans les années 1950; l’Allemagne est au ban des nations. Et puis la roue de l’Histoire tourne.
Les Années silencieuses, édition originale, 1982 © Coll. part.
Après la réunification, Yvette Z’Graggen se rend à Berlin, renoue avec ce passé occulté, enfoui au plus profond d’elle.«J'ai l'impression de retrouver une patrie lointaine, perdue dans la brume des années.» Et puis n’a-t-elle pas toujours aimé l’Allemagne, sa langue, sa culture? Et l’un de ses arrière-grands-parents n’était-il pas né à Berlin? Et son grand-père, à Vienne? Et d’évoquer notamment la résistance allemande à Hitler, sujet encore largement passé sous silence. Un autre devoir de mémoire qui oblige, estime-t-elle. Tout comme pour Marie, la jeune narratrice de Matthias Berg, qui finit par retrouver à Berlin son grand-père allemand.
Le voyant étendu sur le lit et Lena, sa compagne, assise en face de lui, «Les derniers témoins», pense-t-elle. «Bientôt, dans une vingtaine d’années tout au plus, il n’y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui est arrivé on l’apprendra à travers des récits de plus en plus édulcorés, d’où la douleur peu à peu se sera retirée.»
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