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Culture

Culture / Les livres de 2019

Bon pour la tête

23 décembre 2019

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La civilisation des livres paraît s’effondrer. Les éditeurs persistent, combattants d’un monde que certains jugent révolu. Mais la parole est sans âge, même si les libraires s’inquiètent que les mots sur papier ne se vendent plus comme avant.  En vérité on écrit de plus en plus, mais souvent dans le creux de sa main, puis on pèse sur un bouton. La radio publique vient de s’illustrer en supprimant l’accueil incomparable qu’Espace 2 réservait aux auteurs. Ainsi furent constituées nos plus riches archives de confidences littéraires. En contradiction avec ce dédain nous allons ici célébrer l’abondance d’ouvrages publiés cette année même dans notre pays.




Bertil Galland


Après la Fête

Le millésime 2019 restera marqué par la splendeur de la Fête des Vignerons et jamais, sur cet événement, les livres n’ont paru si nombreux. Dans Le canton de Vaud Juste Olivier avait évoqué en 1837 déjà cette «Abbaye» comme «une rose aux proportions mille fois gigantesques», «notre création propre», une fête nationale qui valait «une bataille gagnée». Sous nos yeux, toute une population fut à nouveau hissée au-dessus d’elle-même dans un oubli spectaculaire d’actualités locales mesquines. Dans les rues, sur le quais, la foule des Indes. Une région rayonna dans ses joies, fiertés, vêtements et attitudes. Les femmes souriaient à qui les regardait. On a vu des hommes pleurer le dernier jour. 

Même en cercle privé on échange encore les témoignages imprimés de ce miracle signé Daniele Finzi Pasca. L’un de ces albums en samizdat a été réalisé par Jean-Claude Péclet qui, hors journalisme et jour après jour, par passion, a photographié les portraits de passantes et passants de Vevey, habitants transfigurés en leurs gestes et leur liberté par les chorégraphes.  La grâce d’une costumière les a réinventés, jusqu’aux vêtements traditionnels des armaillis de Gruyère.

Une approche radicalement différente de la fête est offerte dans le langage des sciences humaines par Dominique Vinck. Pour les Editions Antipodes, loin des chatoiements, le professeur ethnographe a réalisé une enquête sur l’ensemble des rouages et compétences pointues qui ont permis l’événement (Métiers de l’ombre de la Fête des vignerons). Ainsi saurons-nous, par des organigrammes et techniques du XXIe siècle, de quelles complexités et perplexités put s’élever une gigantesque émotion populaire. 

Mais s’il faut désigner un écrivain qui a pu s’imposer en ces circonstances, il ne ressort pas des discussions de groupes rapportées dans cette étude. A mes yeux c’est Philippe Dubath qui eut la plume la plus inspirée, mais en observateur extérieur, petit ramasseur de crottes d’une fête précédente. Pas moins de trois livres, cette année, portent le nom de ce chroniqueur, par ailleurs excellent photographe. Il a su préserver dans la presse son ton personnel et discret. Dans l’album officiel de la Fête, confié aux Editions de l’Aire, il échappe au flot des redites et brille dans la finesse du texte principal. 

L'avenir retardé de deux femmes

L’année 2019 a réservé à deux femmes, dans les arts et lettres de Suisse française, une spectaculaire consécration. Rappelons le livre des Editions In Folio sur Marguerite Burnat-Provins (1872-1952) qui a révélé l’impact naguère de ses écrits et l’abondance jusqu’ici méconnue de ses créations picturales. Sur ou de Catherine Colomb (1892-1965) ont paru une monographie (Savoir suisse) et la totalité de ses romans, avec des inédits, en un seul volume sur papier bible (chez Zoé). Dans notre pays, ces deux figures du XXe siècle, chacune pour soi, incarnèrent un renversement de l’esthétique. Elles endurèrent leur solitude face à une incompréhension de leurs audaces. Elles ne furent soutenues que par un nombre minime d’admirateurs et leur génie était menacé d’oubli. Or elles avaient un futur et c’est maintenant!  

Les voici donc ensemble, les deux grandes dames d’une avant-garde enfin reconnue. Je feuillète le fort volume réalisé par Anne Murray-Robertson sur Marguerite Burnat-Provins, proche d’être épuisé.  Je retrouve Châteaux en enfance ou Les Esprits de la terre dans Tout Catherine Colomb, savourant aujourd’hui de relire Marion Reymond, son vrai nom. Elle désarçonnait. Je me vois aidé ici et là par les notes discrètes des éditeurs, Daniel Maggetti et d’autres, pour situer faits et lieux. Je détecte combien le surréalisme nous a réappris à voir. Derrière les sauts incessants du flux de pensée, j’affronte les foisons, collages, figures, tics et parfums mêlés d’époque, détecte l’ironie ou la  blessure centrale. L’irrationalité  des souvenirs compose un incomparable tableau des familles de la Côte vaudoise qui se disputaient l’héritage des vignes et manoirs au tournant du XXe siècle.

Nobel à Montricher

De Saint-Prex et de Begnins faisons un saut à Montricher pour adresser nos félicitations à Vera Michalski. En 2019 elle a frappé un grand coup  dans l’Europe littéraire en attirant les feux d’un Prix Nobel sur Olga Tokarczuk, la Polonaise qu’elle publie à Varsovie et dans ses Editions Noir sur Blanc et qu’elle a su accueillir dans l’architecture onirique de sa Maison des écrivains, sur les pentes du Jura, visiblement fécondes. 

Recherches vaudoises sur Jésus et Pichard

Encore en cette année 2019, deux de nos chercheurs universitaires du plus haut niveau ont clarifié, par de gros ouvrages très lisibles, la façon d’agir de Jésus et les réalisations d’un haut fonctionnaire de l’Etat de Vaud, Adrien Pichard (1790-1841). Sur la formation française du second, personnalité effacée et même tourmentée, architecte et urbaniste dans un canton récemment fondé, on possédait peu d’informations. J’ai cherché jadis sans succès ne serait-ce que son portrait. Nous bénéficions enfin, grâce à Paul Bissegger, d’une biographie qui nous comble, publiée par la Bibliothèque historique vaudoise et riche en documents. 

L’ouvrage éclaire de grands travaux, mais aussi les misères qu’infligea à ce polytechnicien un gouvernement qui ne lui passait pas les détails. On doit à Pichard un ensemble de tronçons et ponts prioritaires dans les parcours du canton. Il trouva une solution à l’aménagement de l’impossible carrefour que constituait alors Lausanne, cauchemar européen où des convois, venant de tous les horizons, tirés par quatre,  six ou huit chevaux, restaient coincés sur les raides berges urbaines du Flon, cahotant par Marterey, rue Saint-François ou Pépinet et se hissant ensuite par le goulet de Grand-Saint-Jean. Pour le transit, l’urbaniste conçut au contraire un circuit lausannois large et horizontal, au bas de la route de Berne, par la future rue César-Roux, et le creusement du Tunnel sous le château et la Cité vers la Riponne. Et Pichard fut surtout le bâtisseur du Grand Pont, en deux rangs d’arches superposés avant le comblement.

Il est impressionnant qu’un théologien de Lausanne qui se déclare croyant se soit créé une réputation internationale que va confirmer sa nouvelle biographie de Jésus. C’est que Daniel Marguerat se montre rigoureux, clair et contemporain. Il décrit, pesant chaque mot,  comment les apôtres furent rassemblés en premier noyau de l’Eglise chrétienne. Vie et destin de Jésus de Nazareth, au Seuil, se fonde, à part la Bible, sur la connaissance ethnologique de l’époque, sur des évangiles parallèles et testaments apocryphes, sur les historiens  antiques et l’ensemble des recherches archéologiques jusqu’à la discussion des plus récentes. On note un souci protestant de s’assurer du concret dans chaque épisode d’une vie humaine, et divine par foi ou par hypothèse. Celles-ci amènent à enquêter sur d’autres cas contemporains de résurrection. Une grande césure intervient dans le livre, conduisant à mieux saisir la nature de la foi, avant et après la Croix. 

Lazare

Cette approche, pour les Vaudois, ne paraît pas sans liens avec un récit, paru lui aussi cette année, d’un de nos meilleurs écrivains, François DebluëLa seconde mort de Lazare (Ed.L’Age d’homme). C’est une rêverie, description paisible de la Palestine au temps de Joshua, donc Jésus. Très concrètement, ici encore, un poète parle, mais pas en historien, ni en théologien, du désagrément d’un pêcheur (de poissons) que ses sœurs ont retrouvé mort au bord de son lac. De passage, le fameux Joshua le ressuscite. Notre Lazare ne lui avait rien demandé. Il n’est qu’un homme ordinaire. Il ressent des poussées de colère. Il va se trouver pris dans des affaires de femmes. Et Debluë le suit, avec ses hauts et ses bas dans le vieux sillon d’une vie quotidienne, vers une seconde mort, sans savoir s’il faut dire merci ou demander pourquoi.  Doit-il éprouver des obligations particulières ? Ce récit nous plonge dans une région où l’auteur n’est jamais allé, ou dans un destin qui se révèle étrangement soumis à un autre. Marguerat dirait peut-être que tout tient à l’avant et l’après quelque chose d’irréductible à la raison. Ce qu’exprime une musique des mots.


Cet article a également été publié sur le site de La Nation

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