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Culture / Mafia, une affaire de morale(s)

Norbert Creutz

11 novembre 2019

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Dans «Le traître», sorti en salles mercredi dernier, Marco Bellocchio retrace un moment-clé de l'histoire italienne, les «maxi-procès» anti-mafia des années 1980-90, à travers la figure du repenti Tommaso Buscetta. Un film d'une ambition et d'une clairvoyance exceptionnelles, injustement ignoré par le jury cannois.



De la mafia des débuts, organisation qui se voulait au service du peuple, à l'hydre meurtrière d'aujourd'hui, qui extorque, corromp, kidnappe, drogue et assassine à tout va, il y a une longue dérive que le cinéma italien n'a cessé d'explorer, de Au nom de la loi (Pietro Germi, 1949) à Les Ames noires (Francesco Munzi, 2014), bientôt suivi par la télévision (les séries Les Origines de la mafia et La Pieuvre). Dernier des géants du cinéma italien, Marco Bellocchio se devait d'affronter un jour ce fait social et historique majeur de son pays. A 79 ans, c'est enfin chose faite avec Il traditore, à la fois récit d'un moment clé de la lutte anti-mafia et portrait d'un homme, Tommaso Buscetta, principal «repenti» à l'origine - avec les juge Giovanni Falcone - des maxi-procès qui mirent à genoux la mafia sicilienne.

Qu'on le veuille ou non, notre mémoire est déjà encombrée de tant d'histoires et d'images de mafia, aussi bien américaines (Coppola, Scorsese, Cimino) qu'italiennes (Rosi, Damiani, Ferrara, Giordana, Sorrentino, etc.), que la question de comment apporter quelque chose de neuf s'impose d'elle-même. Moins connu pour des films politiquement «engagés» que pour sa puissance d'introspection, l'auteur de Buongiorno, notte choisit à bon escient une voie médiane: la chronique historique, filtrée à travers l'exploration de ce qui anime un homme dont le comportement est resté passablement mystérieux. L'interprétation exceptionnelle de Pierfrancesco Favino (Romanzo criminale, ACAB, Suburra, etc.) fait le reste, achevant de hisser ce film au tout premier rang du genre.

Le «boss de deux mondes»

Le Traître débute en 1980 sur une photo «de famille» prise à l'occasion d'une trêve entre les clans de Palerme et de Corleone, rivaux sur le florissant marché de l'héroïne. Flashes et noms imprimés à l'écran nous présentent les protagonistes du drame à venir tandis que Buscetta prépare discrètement son départ. Tout juste sorti de prison et peu confiant quant aux promesses de paix, il file refaire sa vie à Rio sous une nouvelle identité. Déjà passé par là, il y présidera aux affaires de Cosa Nostra (le nom que s'est donné la mafia sicilienne) en Amérique latine, d'où son surnom de «boss des deux mondes». C'est alors que le rival corleonais Salvatore «Totò» Riina décide de faire le ménage. Parmi les victimes de l'impitoyable guerre des clans qu'il déclenche se trouvrent bientôt de proches amis et parents de Buscetta.

Pour finir, la justice rattrape Buscetta à Rio, où la dictature militaire n'y va pas de main morte pour le faire avouer avant de l'extrader vers l'Italie. Selon Bellocchio, son «retournement» aurait eu lieu durant le vol du retour puis lors de ses rencontres avec le juge d'instruction Giovanni Falcone (Fausto Russo Alesi). Considérant avoir déjà tout perdu, Buscetta sera donc ce «repenti» auquel on a promis impunité et protection pour briser l'omertà (la loi du silence) mafieuse. Il sera ce «traître» qui expliquera le fonctionnement de l'organisation, donnera les noms et dénoncera les crimes au mépris de son serment d'«homme d'honneur». Une chose inimaginable jusqu'alors, mais un exemple bientôt suivi par d'autres, plus ou moins sincères, qui brouilleront encore plus les frontières de la légalité et de la moralité.

Théâtre public, vérité privée

Débute alors le deuxième acte, consacré aux dits «maxi-procès» de centaines de mafieux qui s'étalèrent de 1986 à 1992, mettant fin à une quasi impunité (pour services anti-communistes) accordée par le pouvoir de la Démocratie chrétienne. Jusque-là, Bellocchio a servi sa chronique de la manière la plus économique et frappante qui soit. Les scènes de famille et de crime se succèdent avec un élan presque juvénile, quoique sans aucune complaisance. Puis le cinéaste calme le jeu pour le face-à-face déterminant entre Buscetta et Falcone et plonge plus avant dans l'esprit du repenti. La concentration spatiale des procès vient confirmer l'impression d'un maître à l'oeuvre, jamais meilleur que dans les tensions naissant d'une situation de confinement.

Pour cerner son personnage quinquagénaire, «simple soldat» de la mafia qui n'avouera jamais avoir trempé dans le trafic de drogue mais aussi homme à femmes marié 3 fois, père de 8 enfants, Bellocchio commence par une scène de paternité (mais aussi de déni et d'abandon) caractéristique: découvrant son fils Benedetto drogué sur une plage qui proclame que «Dieu est amour», il lui flanque une taloche et le ramène sans ménagement à sa belle-mère! Plus tard, il lui prête deux cauchemars (aux accords d'un Nicola Piovani enfin retrouvé) qui viennent définitivement lézarder l'assurance de ce macho et «hommes d'affaires» apparemment sans complexes. Sans oublier un flash-back déterminant concernant son premier fait d'armes d'«homme d'honneur». Pas question d'en faire un héros! Pour Bellocchio, il s'agit en effet d'exposer une drôle d'affaire de morale(s): celle du dit «traître» contre celle de criminels bien pires que lui. Mais aussi celle d'un Etat que le réveil de la justice aida enfin à relever la tête - pour un moment du moins.

Falcone contre Andreotti

Confronté successivement à son ancien ami Francesco «Pippo» Calò (Fabrizio Ferracane), devenu le grand argentier de la mafia à Rome, puis à Totò Riina (Nicola Cali), arrêté après une longue cavale, Buscetta fait tout voler en éclats par sa froide détermination. Pour lui, ce sont eux les véritables traîtres, qui ont dévoyé les idéaux de Cosa Nostra. Une conviction qui ne fera que se renforcer durant son exil aux Etats-Unis, au point qu'il finira par pleurer la mort du juge Falcone, le «seul à l'avoir vraiment compris». 

Tout l'art de Bellocchio consiste à figurer cette évolution sans oublier d'en souligner les contradictions. Car pour lui, le seul «juste» de l'affaire reste à l'évidence Falcone. Un homme d'exception, prêt à mourir pour son rêve: mettre fin à ce système qui gangrène son pays. Chez Buscetta, la part de l'intérêt personnel, du désir de vengeance et surtout du mensonge reste trop floue, exposée en contrepoint par le personnage de Totuccio Contorno (Luigi Lo Cascio, inénarrable en dialecte palermitan), sorte de double nettement plus sanguin et basique. Pour finir, Buscetta implose lorsqu'il décide de s'attaquer à l'ancien Président du conseil des ministres Giulio Andreotti, aussi intouchable qu'il fut «inoxydable». 

A l'arrivée, aucune contorsion auto-justificatrice ne pourra sauver le traître d'une paranoïa et d'une nolstalgie grandissantes, encore moins du poids de sa culpabilité. C'est à la fois à une leçon d'humanité, d'histoire et de cinéma que nous convie Marco Bellocchio en deux heures et demi saisissantes. Pas une seconde de trop, pas un moment d'esbroufe, pas une scène dépouvue de sens qui ne soit absolument nécessaire. Ce qu'on en retient? A chacun sa morale, peut-être, mais toutes ne se valent pas.


Le Traître (Il traditore), de Marco Bellocchio (Italie – Brésil – France – Allemagne 2019), avec Pierfrancesco Favino, Maria Fernanda Cândido, Luigi Lo Cascio, Fabrizio Ferracane, Fausto Russo Alesi, Nicola Cali, Bruno Cariello, Pier Giorgio Bellocchio. 2h25

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